En lieu et place d'Olivier Domerg par François Huglo

Les Parutions

01 oct.
2018

En lieu et place d'Olivier Domerg par François Huglo

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            Par l’altitude ou par le rayonnement, la Sainte-Victoire et la place ducale à Charleville (comme mainte autre place ailleurs) s’imposent à la vision. Domerg acquiesce à cette domination, à la hiérarchie qu’elle impose, discipline librement consentie dont il (re)fonde le bien fondé. Il nous en convainc. Intimement. « Le lieu parle en nous. Il parle de nous. Il dit notre besoin de reprendre souffle ». Comme si nous y étions et « nous y sommes », le texte multiplie les « surfaces de contact », nous fait toucher du doigt « la trame sensible », (nous) ouvre (à) « la ductilité ducale », (à) sa « liberté qui rue », (à) son « invite au dessin et à la danse ». Et par là, comme elle et avec elle, il instaure un « nous ». Comme l’écrit Michael Foucat en postface, les places (et particulièrement celle-ci) fabriquent du « nous », en sont « le lieu », la « fiction ». Les livres aussi (et particulièrement celui-ci).

 

            « Rien n’aura eu lieu que la sensation du lieu », de ce rectangle en pente où s’inscrit la pyramide sociale : « base en bas, côté prison, sommet en haut, côté palais ». Mais de palais matérialisant la « vision » du duc, sa « hauteur de vue », il n’y a pas. De duc non plus. Tout juste une mairie, un maire. Le palais « brille, comme dit On, "par son absence" ». De la hiérarchie reste (et règne) l’architecture, cette capacité de la place « gonzagrée » par Charles de Gonzague à « gommer, et annihiler, et survivre aux accrocs, aux dépréciations et détériorations ; mais encore à l’anarchitectural constructions ternes, bâtiments surgis de terre après-coup ». Comme la géographie, cette architecture est physique et humaine : une rare « concordance de l’urbain et de l’humain ».

 

            Architecture musicale, à même l’anarchitecture du bruit ? Sur cette place comme sur toutes les autres « les couleurs » sont « de plus en plus rares », mais se font entendre « la désintégration des frontières intimes. L’interpénétration de la sphère privée et du rectangle public (…). L’abus des baladeurs tapageurs, l’intrusion violente des rythmiques grossières et répétitives (…). Le délitement des codes et des conduites ». Mais sous la « pollution sonore », la place distille et serine « son exquise et petite musique ducale » (Ponge dirait sa « qualité différentielle ») : la « complexité » d’un « bruit » de moteur « tournant à petite vitesse », de ses « variations d’intensité », mêlé à celui des pneus qui « ventousent les pavés, épousant creux et aspérités » : cela « chuinte et crépite »  selon les « ressauts et reliefs nombreux des pavés ». Plus largement, le bruit est « sensible et rythmique (…), visuel et physique (…), spatial et graphique » : celui du « poumon de Charleville qui se gonfle et qui se vide ». Où « le présent s’affranchit de l’histoire ». Écho sonore au « temps dont on s’éprenne »  rimbaldien : « Voyez, oyez le tempo ducal que la poésie décale ! ». Tempo et temps poétiques ? Politiques ? « Sur cette place, la ville est possible, envisagée ». Sur toute place, la permanente possibilité de Nuits debout.

 

            Dans l’ « agoratorio » en une ouverture, quinze mouvements et un final, Rimbaud passe, ne fait que passer. Il ressemble au chat qui « miaule, agacé d’être (…) tenu en laisse ». Il « est parti pour cela » las de « boxer cette ville et la figure maternelle ». Mais l’anniversaire de sa naissance rassemble dans la Maison des Ailleurs « des groupies à l’émotion surjouée » et « quelques huiles, diversement usées, brûlées, ou frelatées » , pour « une signature d’un faux livre publié chez un faux éditeur ». En cette « faune de grands fauves », venue « se refaire une virginité sur le dos du maudit-manchot », on distingue « Tourond », « Ropert Clue », « Le-Froc-Pris-dans », « Cohuessac »… Au Musée de l’Ardenne, les attend « l’armada melliflue d’un traiteur cinq étoiles ».

 

            Mais « Poésie (…) surgit, quelquefois, par inadvertance. Quand elle ne naît pas de l’à-peu-près ou du bazar. Ni règles, ni système, ni calcul, que le dehors bruissant, l’épaisse forêt des signes. Que faire place à ce qui est et à ce qui vient ». Place où « à chaque instant, le réel frappe les trois coups ». Place qui « nous déplace, sans bouger d’un pouce, sans perdre sa place », et qui « éclaire la ville ». Théâtre à « la machinerie précise et foutraque », où « le spectacle est dans le ciel » mais « aussi au ras des pavés ». Où « tout passant, quel qu’il soit, devient un figurant ». Mais la place « ne vous impose rien. Elle vous capte, c’est tout ! Vous incorpore ! Et se contente de vous intégrer au "spectacle" qu’elle offre, à toute heure du jour et de la nuit ». Elle « nous allège de la lourdeur de la ville. De toute ville. Nous débouchons dans la clairière essentielle ». Ardoise magique : « Tout s’efface dès lors qu’on passe ». Chaque matin, elle fait place nette. « J’attends. Que tout commence ». Domerg ne sépare pas plus le commerce de ce commencement que le « spectacle » de l’essentiel (de la « clairière ») : sur la place et la page « tout converge, tout commerce, tout commence » (on pense aux « trois commerces » de Montaigne : le social, le charnel et le livresque). Il se tient « devant la place comme devant une page blanche, et pourtant saturée de lignes et de signes ». Devant « une page de temps ». Et le lecteur aussi. « Car tu écris ce livre autant que je le fais, comblant les trous, circonvenant les ellipses », éprouvant « la liberté de réflexion et d’action », vers « toujours plus d’affranchissement et de lumières ! ».

 

            La ducale nous éduque. La place « ouvre sur un art déambulatoire », sur une « mémoire vive » et un « devenir commun ». « Cheville ouvrière de Ch(arl)eville », elle « remet les conteurs à zéro ». Comme celles de Tintin au Congo, en Amérique ou au Tibet, les aventures du poète (et de la poésie) recommencent avec Domerg de la Sainte-Victoire (dix ans d’écriture) aux Alpes (sept ans), de Charleville-Mézières à l’île de Vassivière (Limousin), du fleuve Rhône à Amay (Belgique), de New York à Arromanches. La forme rayonnante d’une place n’est-elle pas celle d’un livre ? Et son espace respiratoire, ouvert, celui d’un nomadisme ?

 

 

 

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