En vigilance extérieure d'Emmanuèle Jawad par François Huglo

Les Parutions

20 déc.
2016

En vigilance extérieure d'Emmanuèle Jawad par François Huglo

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À la différence de ceux de Denis Roche, les dépôts de savoir et de technique sur lesquels travaille Emmanuèle Jawad ne sont pas verbaux. Les dépôts sont ceux que laissent les flux d’images des flux migratoires, et les techniques celles, de contrôle et de surveillance, qui tissent le réseau nerveux de frontières qu’elles rendent « sensibles ». Les fragments qu’assemble Emmanuèle Jawad ne sont pas ceux de textes, mais de documents numérisés, le plus souvent iconographiques. En vigilance extérieure prolonge Faire le mur, qui partait d’une exposition de photographies des murs dans le monde sur le mur de Berlin en 2013 : « Wall on Wall », du photographe Kai Wiedenhöler. Utilisant et réagençant des fragments qu'elle isole de leur contexte, les textes d’Emmanuèle Jawad ne renvoient pas à des images. Ils composent, à tâtons, des formes jamais fixes, mais à la jonction des flux et de l’immobilité. En cela, sa démarche est comparable à celle de Kimsooja qui, nous dit Emmanuèle Jawad sur le site diacritik, « travaille sur les bojagi (tissus traditionnels coréens) et les bottari (baluchons) dans des performances (Bottari Truck-Migrateurs) et dans d’autres connexions, la question de l’asile politique prégnante, inhérente à celle des migrants, traversée par les discours et les flux d’actualités, dépêches, demandes de recours et urgence humanitaire ». La découverte de Kimsooja est particulièrement sensible dans la section « zone d’arrivées », qui succède aux sections « sous contrôle », « frontières » et « à vue ». Citons :

 

« film plastique sécurisé safe bag malle gainée
de cuir au lattage bois d’agrément en périphérie
flux d’exils vifs
Needle Wooman à l’aiguille noue
bojari
à l’arrière rebus de tissus collectés sur zone
l’impact des tentes nylon pont au néon vert où
fresques d’eau de Seine à vau corps d’ombres
remuent sous les arcades ».

 

La référence à Antonioni peut, elle aussi, éclairer le projet d’Emmanuèle Jawad, sa « visée objective radicale », son « minimalisme neutre », sa « recherche de langue plate travaillée par les faits et pôle vers un réel se portant dans une désarticulation formelle où la désarticulation du monde peut alors faire corps avec celle du langage » (écrire aujourd’hui, diacritik). La section « Anna » est traversée par ce personnage récurrent que certains lecteurs d’Emmanuèle Jawad ont identifié à Anna Karina. Un poème nous orienterait plutôt vers le personnage joué par Léa Massari, alors que Monica Vitti joue celui de Claudia, dans L’avventura, tourné en 1960. Le prénom Monica renvoie aussi à la Vitti du désert rouge, du même Antonioni, cité dans les deux premiers vers :

 

« rouvre le film à combinatoires 29 octobre 1964
désert rouge
élargit le champ encore la séquence
d’ouverture clôture le film Monica 13 septembre
1960 Claudia Anna l’aventure se perd l’île
desserte rocheuse d’un lieu d’eau : diffractions
sonores d’où la bande-son coupe »

 

La disparition d’Anna dans L’avventura se conjugue à divers modes d’absence, celui des migrants lisibles en creux dans les traces de leur passage, celui de Kimsooja, artiste nomade, filmée debout, de dos, seul point fixe dans le tournoiement de la foule, celui d’Emmanuèle Jawad qui elle aussi coud des lambeaux de migrations, ou le « défunt Moi » de Denis Roche. Et au-delà du film d’Antonioni, les mots « l’aventure se perd » parlent des migrants, des mortelles « nous autres civilisations » et des mortes civilisations autres, de l’humanité, du vivant.

 

 

 

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