Genèse de ton absence d'Annie Wellens par François Huglo

Les Parutions

18 avril
2015

Genèse de ton absence d'Annie Wellens par François Huglo

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    Ce livre pourrait prendre place auprès du chapitre III du livre III des Essais, « De trois commerces », où Montaigne vante les mérites respectifs de l’amour et de l’amitié avant de leur préférer la lecture. Annie et Serge Wellens ont pratiqué les trois en même temps. Plutôt que de leur complémentarité, ils témoignent de leur osmose, de leur harmonie : Serge en des poèmes à Annie, Annie en ce livre du deuil de Serge, l’un et l’autre comme poissons dans l’eau parmi leurs livres, ou parmi ses livres : « Nous n’avons d’ailleurs jamais cessé de nous déchiffrer mutuellement grâce à nos bibliothèques personnelles jalousement gardées, pourtant imbriquées dans nos espaces communs ».

    Les « trois commerces » en un ne se limitent donc pas à la librairie Le Puits de Jacob que dirigeait Annie à La Rochelle, ni à celle dont rêvait Serge enfant : « c’est pour être libraire un jour que j’ai renoncé, vers ma dixième année, à devenir cow-boy, explorateur ou pilote d’avions. J’ai choisi l’aventure ». La « bibliothèque de poésie exponentielle » est la sienne dans la maison commune de Marans, dans la vie commune. Et la genèse du poète est esquissée par les titres des livres entraînés par sa chute dans l’escalier, entraînant en chaîne les souvenirs dans la mémoire de celle qui les range : le Faune de marbre- Un rameau vert de Faulkner rejoint l’été où commence la vie commune, les Épiphanies de Pichette remontent la « veine libertaire » jusqu’aux lectures des vingt ans : « Bakounine, Victor Serge, Rirette Maîtrejean », cités dans l’un des derniers poèmes de Serge. Jouve, Bousquet, Tzara, Mandiargues, Queneau… « Les mots t’auront accompagné jusqu’à la fin, et de manière vertigineuse, au sens propre comme au figuré, puisque le livre d’André Breton, Signe ascendant, en dépit de son appellation, a suivi la même pente descendante que la tienne. Je le replace tout en haut de l’escalier ».

   L’ultime parole de Serge fut pourtant un geste : « Je n’entendrai plus un mot de toi, mais comme une réponse à ma question, ta main droite s’élève dans les airs à la manière d’un oiseau qui s’envole ». Pour saluer le père illusionniste ? Pour rappeler que chacun des poèmes qu’il disait avoir écrits parce qu’il ne savait pas peindre, avait  été un tracé ? Pour dessiner la grâce ?

   Les sept jours d’une « Genèse » multiplient les signes. L’arbre qui occupait la fenêtre du poète est condamné, puis abattu. La lecture quotidienne, à voix haute, par Annie à Serge, de À la recherche du temps perdu, reste suspendue à : « (…) Ce qu’il appelle "disparition" n’est point une disparition et n’a pas le visage de ce mot ». Ce visage serait-il ce que crée la mort comme « genèse » ? Annie cite en exergue un autre passage de Proust : « Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède ».

    La « genèse » sera suivie d’un « exode » —les premiers jours d’absence— et d’une « terre promise » assurément biblique (Annie Wellens tient chronique dans La Croix, collabore à Christus, anime une collection aux éditions du Cerf) sans être étrangère au Temps retrouvé proustien ni au poète de La concordance des temps. Une concordance, un accord, une harmonie, composant, comme chacun des « trois commerces », avec des incompatibilités dont l’acceptation fut, pour Annie et Serge, « davantage un enchantement qu’une contrainte, car nous prenions plaisir à les amplifier, sinon à les mettre en scène ». La dispute amoureuse est une « concorde discordante » ou « discorde concordante », au même titre (mais sur un autre mode) que la lecture et l’amitié. Elle occupe jusqu’à la foi chrétienne : au « on ne peut rien en dire » du poète converti répond le « Il faut quand même des mots pour dire qu’il n’en faut pas » de la praticienne éclairée (et éclairante) des lectures bibliques.

   Le premier livre d’Annie, L’ordinaire des jours, ne cessait d’interroger les signes dispersés dans le « quotidien », de les confronter aux « écritures ». De même, celui-ci compare les factures de la « dernière demeure » à celles de la maison commune. Travaux d’artisans dans les deux cas, qu’il s’agisse de « terrassement à la machine pour un caveau deux cases » ou de « dépose de la corniche avec soin pour réemploie [sic] ». La « toquation » rituelle des verres de la mère et du fils, désormais sans celui du père, à l’apéritif, appelle le « charme vieilli du verbe "toquer" » au sens de « toucher », ou de « battre » : «le cœur me toque » (Littré). La mort dépeinte en « Grande Faucheuse » est soudain éclairée par le livre de Job : « Tu entreras dans ta tombe bien mûr comme le blé qu’on moissonne quand c’est la saison ». Tout aussi soudainement, Annie remarque, sur le titre du CD sur lequel un éditeur avait demandé à Serge d’enregistrer une sélection de ses poèmes, Des commencements qui n’ont jamais de fins, que le mot « fins » a été mis au pluriel alors que Grégoire de Nysse le met au singulier. « Et là, ma réticence envers les représentations post mortem fond comme neige au soleil, je me glisse, sans aucun remords, dans le sillage de Dante, et je me plais à imaginer quelque controverse grammaticale entre Grégoire et toi lors d’une halte au cours de votre ascension illimitée ».

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