Humain juste humain de Gabriel Henry par François Huglo

Les Parutions

26 janv.
2021

Humain juste humain de Gabriel Henry par François Huglo

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Humain juste humain de Gabriel Henry

 

            Le mot « fraternité » ne figure pas dans ce recueil, le deuxième de Gabriel Henry à l’atelier de l’agneau après Chair-ville. Sans doute n’est-il pas nécessaire. Sans doute vaut-il mieux le suggérer que le proclamer. Et surtout lui donner un sens, un poids, ce juste poids d’humanité qu’annonce le titre. Cette fraternité commencerait par faire preuve d’humanité envers les animaux. Car nous en sommes. Et les hommes qui « regardent le ciel / comme une colonie de plus » oublient que « Nous est dans Tout ».

            Comment plonger dans un regard animal sans perdre notre image ? L’empathie rencontre une limite : « dans les yeux de mon chien / aucune ambition / mais je ne sais pas comment m’élever à son niveau / trop de miroirs partout ». Si « je tire sur ma laisse / moi aussi », mon humanité langagière fait que « les détails du décor s’éloignent / au fur et à mesure que je progresse ». Avec le chien qui « suit mes pas », je « dialogue à l’aveugle ». Avec les chats, la distance est plus grande encore. Ils « occupent le terrain / honnêtes / avec un naturel que / je ne saurais jamais égaler ». Ils me condamnent à fixer « le trop plein de l’Homme / que j’ai en moi ». Deux chats se toisent, prêts à s’affronter, et toute une cité antique, autour d’eux, s’évanouit. Mais quand mon chat, comme tous les chats, « veut faire la révolution / renverser le pouvoir / (…) / je me reconnais en lui », même si « à l’idée que le sang dégoutte / il n’a pas mon dégoût », même et surtout s’il soupire d’aise, sur son coussin, en « déléguant le boulot à d’autres », et remet « l’émeute à demain » (comme le tonton Georges des « deux oncles » : « Mieux vaut toujours remettre une salve à demain »).

            La solidarité avec les oiseaux que rien ne peut empêcher de célébrer le « ciel limpide / presque trop » s’arrête au merle qui chante faux et « tire à trilles réels / sur le jour qui n’a rien dit de lui encore ». La solidarité avec les « 52 babouins » échappés du zoo de Vincennes peut rejoindre « le gorille » de Brassens, « the apeman » des Kinks, et ce titre de Cavanna qui résume l’anthropogenèse : Et le singe devint con. Avec les babouins fugitifs, « je suis à bord du vaisseau primate » et « nous voyons comment les hommes / transpirent à bousiller l’air / à l’achever ». Solidarité avec les fourmis qui « font comme d’habitude / des empires sans bruit ».

            La solidarité avec les « insectes non identifiés » s’avoue coupable : « je leur demande / pardon ». Car il est trop facile d’incriminer le pot de yaourt qui « nous survit », ou le sac plastique, ce « tueur sur la route » et « quelque part en mer », qui « ne va jamais s’arrêter ». La canette vide qui « remonte tout le wagon » du train répand une rumeur : « ce sont des / morceaux de nous tout ça ». La rumeur enfle, en « sa langue » elle crie : « tous coupables / vous êtes tous coupables ». La canette « n’en finit plus d’aller et venir / innocente, elle ». Ce qu’elle ébruite est le « cliquetis que je fais m’arrimant sur la chaîne de nous tous ». Le voisin qui se « fabrique une serre avec des armes » refuse de l’entendre, « il ne se voit pas quand il regarde les autres ».

            « Le monde s’écoule » et nous avec lui, en lui. « Il y a déjà des morts » sur la photo de classe où pèse « l’ombre portée de la tour B sur l’école ». La « pulpe des doigts » envie l’arbre quand elle caresse « les cernes de la souche / comme si le passage du temps / ne faisait aucun mal ». On « marche mou », on « décrit des cercles concentriques / de plus en plus larges / de plus en plus vides / autour de son enfance ». Mais l’homo pas très sapiens incapable de « recoller les morceaux » reste un sale gosse narcissique : « Faut qu’il casse / faut qu’il puisse se voir / dans les éclats du jouet / brisé ». La planète est devenue plus petite. On pense « voir loin », mais le cou « dessine un point d’interrogation », et quand on plonge dans la « montre-bracelet », on a « un tapis de dos courbes » sous les pieds. On n’entend pas le « tactac joué par un drôle d’instrument peut-être / fabriqué en France », pas « de détonation qui vienne annuler le reste du monde ». Mais « à la surface d’un pays en paix / des femmes des hommes meurent / sans un accroc au silence ». La rame du métro « n’est pas faite pour la vieille dame », et dans la société comme dans le bus « quand la tectonique des places assises / a des accrocs / une chance sur deux que le mot / identité / soit prononcé ». C’est un mot de passe : « Selon ton passeport / la terre est ronde / ou / carrée comme une cellule ». Il faut montrer patte blanche. On aimerait bien que d’autres « puissent oublier s’ils le veulent / quand ils le veulent / de quelle couleur / on leur a dit qu’ils étaient ». La fraternité rêve d’égalité.

            Kafka s’épelle « Kilo / Alpha / Foxtrot / Kilo / Alpha » : derrière la caméra, « il y a des yeux / et au-dessus de ces yeux, une autre caméra ». L’humour répond à l’absurde : « Les journaux sont formels / le printemps est annulé » (Gébé, jadis, dessinait un lecteur de « Frabeau dimanche »). Mais « tout le monde / est minuscule / quand il entre dans la mer », et « personne n’aboie » quand « des caravanes d’étoiles passent ». Dans « la gueule béante du / grand rien », chacun est « avalé par / un grand rire ». L’entendre, et le répercuter, rend Gabriel Henry solidaire de toutes les intranquillités.

 

 

 

 

 

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