Inédits, Édouard Levé par Jacques Barbaut

Les Parutions

05 oct.
2022

Inédits, Édouard Levé par Jacques Barbaut

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Inédits, Édouard Levé

 

          Question : puisque, précisément à partir du moment où les textes qui constituent ce volume sont publiés, ceux-ci ne le sont plus, y a-t-il un paradoxe à titrer l’ensemble Inédits ?… « Inédits de son vivant », peut-être.

         Mais la concision — un seul nom, général, générique — devait sans doute s’imposer pour augmenter la série conceptuelle anthume Œuvres, Journal, Autoportrait, Fictions, Suicide, tous publiés chez P.O.L.

          Dans l’avant-dernière nouvelle de Lhomme qui tua Roland Barthes [HQT] (Gallimard, « L’arbalète », 2010), écrit dans le style d’Autoportrait « il a trouvé la forme continue, sans développement, non hiérarchique, plate, froide et surfaciste qui lui correspondait absolument » , Thomas Clerc écrivait au sujet de son « double », ce sont les derniers mots :

          « On disait souvent en nous voyant : “ Vous êtes comme des frères. ” […] Il ne peut pas y avoir du poisson froid et de la viande nerveuse dans la même assiette, pourtant nous étions cet impossible. Je compris le sens inimitable de notre amitié, et en écrivant cela les larmes me montent aux yeux, comme l’impossible association de la psychose et de la névrose. L’homme qui tua Édouard Levé s’appelle Édouard Levé. C’était mon ami. »

          D’un début de roman inachevé se passant à Bagdad (Floride, États-Unis) jusqu’aux textes dits « d’intervention », ces quasi cinq cents pages, divisées en sept sections, réunies et organisés par Clerc — où vous trouverez dans un ordre certain des autobiographies minute, des mini-contes, des listes, de tocs ou de vêtements, des résumés de films possibles, des phrases commençant par « Pendant que… » (« Pendant que je passe du samedi au dimanche, je passe dun vrai à un faux jour. […] Pendant que je suis dans un grand magasin, me revient cette phrase dAu Bonheur des Dames : Il faut que les clientes aient mal aux yeux en ressortant ») —, font la démonstration de l’intérêt levéen pour la déclinaison de séries tentant d’épuiser un thème.

          Ainsi, dans la section « Dictionnaire », cet Abécédaire du tourisme expérimental, qui comporte plus de soixante-dix idées de voyages loufoques, délirants ou hyper-logiques — de l’Aérotourisme (« Séjourner 48 heures dans un aéroport, sans  s’envoler »), l’Alphatourisme (« Visiter une ville de A à Z, de la première rue à la dernière selon l’ordre alphabétique »), l’Archéotourisme (« Refaire à l’identique les voyages que l’on a effectués jadis »), le Circuit marabout (« Zanzibar, Bardera, Radomir, Miranda, Darjeeling, Lingtchéou, Oubangui… »), l’Esthétourisme (« Voyager d’Hôtel Bellevue en Hôtel Belle Vue »), l’Expédition au K2 (« Explorer méthodiquement la portion d’ailleurs enclos dans le carré K2, d’un plan ou d’une carte ») ou encore l’Hypertourisme (« Séjourner dans des hypermarchés dans une perspective touristique. Voyager de gondole en gondole »), l’Hypotourisme (« Partir trop peu de temps, avec un budget ric-rac, pour un ailleurs aux charmes chiches dont on maîtrise mal la langue ») ou le Kif-kif tourisme (« Partir pour une destination dont le nom est formé par redoublement : Sing-Sing, Bora-Bora, Baden-Baden… ») —, fera comprendre un peu de l’absurde et du mode particulier d’un certain fonctionnement mental.

« Il était curieux dans les deux sens du terme. » (Th. Clerc, HQT)

          Dans la section « Proses diverses », un ensemble, « Dépression », fait connaître l’enfer de celui qui la connaît, la subit, l’expérimente. Le style y reste neutre — clinique, précisément —, sans effet de manche, « non dénué dhumour », ajouterait une expression toute faite.
« Le psychiatre est une psychiatre. Je la rencontre à l’hôpital Sainte-Anne. Je ne paye pas. La psychiatrie m’est due, puisque je suis désespéré. […]
« Le département psychiatrie comprend plusieurs pavillons aux noms d’écrivains. Kafka, Michaux, Artaud. Mon corps marche vers l’avant et mon esprit vers l’arrière. […]
« La première fois que je suis retourné la voir, elle ne retrouvait pas mon dossier. Après dix minutes de recherches, elle me dit : “ Il a disparu. ” […]
J’ai deux types de médicaments. Un anxiolytique pour calmer mon angoisse et m’aider à dormir, un antidépresseur pour me donner envie de vivre. »

« Comme je suis drôle, on me croit heureux. » (Éd. Levé)

          Un long ensemble baptisé « Paris » : promenades, grands magasins, scènes de rue — clochards, fous, mendiants, prostitution — ou de bistrot, langues étrangères, piscines, squares, vernissages…

« Ses thèmes étaient le double, le même, le neutre. » (Th. Clerc, HQT)

          On se souvient peut-être que Suicide, l’ultime livre de l’auteur, s’achevait par une espèce d’épilogue annoncée par cette phrase : « Tu as écrit un recueil de tercets, brefs et condensés comme ta vie. Tu nen parlas à personne. Ta femme les découvrit après ta mort dans le tiroir de ton bureau. » Lequel recueil, qui proposait 79 tercets à la structure identique, se terminait par celui-ci — les tout derniers mots de l’œuvre, par conséquent :

Le bonheur me précède
La tristesse me suit
La mort m
attend.

Ou la poésie comme activité cryptique ? clandestine ? inavouable ?

Toujours est-il que ces Inédits donnent aussi (une bonne action ?) 56 tercets non retenus, tel :

Le temps me manque
L’automne m’attriste
La fin me hante.

« Les causes de son suicide sont sans pourquoi, jen ai brassé des dizaines. » (Th. Clerc, HQT)

          Le livre, qui obéit à l’ingrate loi de la disparate (mais la boule disco aux multiples facettes était l’un de ses objets totems, précise Clerc en préface), se ferme par un texte intitulé « Angoisse », le toponyme d’un village (qu’il photographia) de 573 habitants du nord de la Dordogne (auriez-vous préféré Autruche dans les Ardennes ou Orgueil dans le Tarn-et-Garonne) qui décrit les deux seuls commerces qui y subsistent : le Sully, café-tabac, de Marie-Claude Chouly, et la boulangerie-épicerie du couple Dieu (les Dieu d’Angoisse).

          Avant, sans crier gare, de présenter cinq pages finales non annoncées, absentes de la Table, soit une liste monotone déclinant en de multiples polices de caractères, en capitales, en gras souvent, en typo décoratives parfois, ce nom d’un enfant terrible et tourmenté : ÉDOUARD LEVÉ.

          Quelque cent quarante fois ÉDOUARD LEVÉ à la suite, comme pour nous quitter — un tragique de répétition —, une signature devenue fétiche, une ritournelle égocentrique, lancinante, agaçante…, ou, comme on le dit familièrement : « Bonjour l’angoisse ! ».

 

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