Je n'ai jamais su quelle heure il était de David Antin par Bruno Fern

Les Parutions

19 juil.
2008

Je n'ai jamais su quelle heure il était de David Antin par Bruno Fern

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Critique d'art, linguiste, poète et performer né à New York en 1932, David Antin a rassemblé dans ces deux ouvrages des textes issus d'improvisations orales 1. Leur passage à l'écrit s'est fait en utilisant d'une part les transcriptions des enregistrements, d'autre part les souvenirs liés à ce qui a été dit, aux circonstances toujours évoquées en introduction à chacune des pièces, l'essentiel étant pour l'auteur d'être loyal envers le matériau. A partir de cet ancrage dans l'oralité, dans sa volatilité bien connue, le livre vient constituer un assemblage où, espère Antin, trouveront provisoirement refuge un certain nombre de significations migratrices très colorées insaisissables
Même si une telle écriture n'est pas à la syllabe près, il ne faudrait pas croire que l'on a affaire à une composition approximative, cette légèreté formelle (aucune ponctuation, seuls des blancs respiratoires) n'excluant ni la précision 2ni la profondeur des espaces traversés. En faisant de nombreux détours (par exemple, on passe d'anecdotes familiales à des méditations philosophiques, de controverses linguistiques à des évocations de voyage), chaque partie suit subtilement sa trajectoire avec une lucidité teintée d'humour, Antin précisant à ce propos : ce que je fais c'est m'amuser avec les idées et non pas amuser les gens
Dans cette profusion - que l'on pourrait rapprocher de celle de certains phénomènes naturels 3- s'affirme la nécessité pour chacun de chercher ses propres repères de navigation et, quitte à être voués à une précarité fondamentale (dont l'un des échos est ici la permanence d'une menace sismique en Californie où vit l'auteur), au moins vivons joyeusement dans l'ignorance
Ce refus de toutes les poses (pseudo) définitives incite Antin à préférer la frange aux situations trop brillantes 4, dans un souci d'autrui explicite : parce que je fais toujours en sorte que mes performances s'adressent à quelqu'un ; en outre, cela suppose une conception dynamique du moi qui coïncide justement avec la démarche choisie : il me semble assez évident que le moi ne pourrait exister sans le récit C'est pourquoi la distinction est faite à plusieurs reprises entre histoire et narration, cette dernière impliquant des enjeux liés au sentiment que nous avons de notre identité, d'où les réflexions aussi récurrentes que les saisons - leur retour apparemment identique est souvent évoqué - sur notre rapport au temps : c'est donc contre la perte de l'expérience que nous luttons et pour ne pas se perdre soi-même dans nos vies que le temps rend de plus en plus inintelligibles
Confronté à l'érosion généralisée, Antin cherche avec rigueur une forme qui soit interrogative, ouverte, échappant tout autant aux sens prétendument uniques qu'à ce que Patrick Beurard-Valdoye désigne sous le terme de septisémie 5- deux postures garanties inusables. Du coup, il en arrive à définir le fait d'être d'avant-garde comme la capacité à réagir au changement, ce qui impose de tenir dans la langue à la fois la mémoire et le présent qui ne cesse de l'ébranler : et c'est mon opinion de ce qu'un artiste doit faire ou être
quelqu'un qui fait de son mieux dans des circonstances données sans se préoccuper de faire du nouveau ou de provoquer

De même, on comprend l'importance qu'il accorde aux situations initiales de narration, la question centrale étant pour lui de savoir comment cadrer un événement, autrement dit la tentative, par la performance parlée puis l'écriture, d'inscrire les expériences personnelles les plus diverses dans une durée différente qui permette d'en saisir non pas l'essence (Antin laisse cette prétention à d'autres) mais, à travers les limites inévitables et structurantes du langage et du corps 6, ce qui pourrait se rapprocher d'une vérité au-delà des mots / lieux communs : et j'ai le sentiment que ce que nous partageons le plus c'est la profonde
singularité et le détail peu plausible de nos vies généralement banales

Bref, il me semble que ces textes inclassables 7 illustrent bien ce que Carla Bley disait attendre de sa propre musique : elle doit être simple, complexe et naturelle - ce qui n'est évidemment pas rien.




1L'édition originale de celui publié chez les presses du réel est de 1993, l'autre date de 2005 (dernière publication aux Etats-Unis). Entre eux, des liens intéressants à relever - ainsi la figure du beau-père d'origine hongroise au parcours artistique plus que contrarié par l'Histoire. D. Antin pratique ce qu'il nomme ses talk poems depuis 1972.

2D'ailleurs indispensable pour qui veut voler / parler / penser :
parce que parler c'est pour moi qui suis poète ce qui se rapproche le plus de penser et depuis longtemps j'aspirais à une poésie qui pense pas une poésie de la pensée

3 et là c'était l'occasion d'introduire une sorte d'aléatoire organique dans le système
ce qui était peut-être plus proche de la mémoire humaine après tout


4je pense qu'être en pleine lumière conduit à ne plus distinguer personne

5 http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/06/les-entretiens.html

6 parce que l'ordre logique et la volonté de parler ça n'est pas encore assez on a besoin du monde et de ses limites on a besoin de l'homme et du corps et de la bouche

7 et je cherche mes livres et je ne sais pas très bien où ils devraient se trouver de toute façon parce qu'il n'y a pas de place pour la parole dans une bibliothèque
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