L’ADIEU à Monsieur TESTE d’Anne-Marie Jeanjean par François Huglo

Les Parutions

07 juil.
2021

L’ADIEU à Monsieur TESTE d’Anne-Marie Jeanjean par François Huglo

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L’ADIEU à Monsieur TESTE d’Anne-Marie Jeanjean

            Petit livre, grand combat. Intime, en Anne-Marie Jeanjean : pour et contre Monsieur Teste. Collectif, en nous tous : pour et contre l’algorithme. De l’un à l’autre, « Comment dire ADIEU à un personnage aussi morcelé, fragmenté, fuyant ? », lit-on en exergue. La réponse est visuelle, avec reproductions de toiles portant sept citations de Valéry. Où la calligraphie remonte du numérique au tactile. Où les sens interviennent dans un comité d’éthique invité à débattre en chaque lecteur.

 

            « Monsieur Teste, c’est moi », pourrait et ne pourrait pas dire celle qu’il hante. Moi et pas moi, car je est un hôte : « Dans chacune de ses pensées entrait un autre autre », écrit Valéry. Monsieur Teste est un revenant. Répétant son nom diversement typographié, découpé, encadré, agencé en colonnes et pavés, Anne-Marie Jeanjean l’appelle et le rappelle pour le tenir à distance, en respect, le conjurer. Entre deux colonnes répétant en italiques le mot repentir, on lit en plus grand : « puis brutalement oublié / …Sans le savoir / -en toute ignorante bonne foi ». Son éloignement provoque son retour. On le chasse comme on repousse une tentation, pour la différer : celle d’avoir un cerveau dans chaque épaule, dans chaque hanche, « en mieux que le poulpe ». Mais « fuyant et versatile », Monsieur TeSte est tout en peau, comme le serpent que dessine son S central. Le tentateur sinue, fait miroiter des secrets, ne les livre qu’en les dérobant. C’est ainsi qu’il captive ses disciples, imprime en eux ses leçons « sous le sceau du secret », les scelle : « tentation diabolique / avec votre nœud vipérin d’interminables questionnements // Mais… vous m’avez, il est vrai, beaucoup enseigné : / le flash elliptique / le miroitement du mystère (…) / le jeu avec le fragment (…) / le changement de point de vue (…) / le magistral coup de griffe intempestif / qui fait surgir l’inattendu ».

 

            « Et puis ce S central de votre nom : S // S de secret (qui n’est pas un mot « sale ») —S fléau de la balance ». S de signifiant, qui selon Lacan matérialise « l’instance de la mort ». Le fantôme du père : « est-ce donc me faire entrevoir qu’il y aurait pour moi un zeste de père dans votre personnage ? ». Mais « Mme Teste ? Ah non grands dieux jamais ». Peut-être pas seulement « pour des raisons idéologiques, des raisons d’époque ». Peut-être parce que Teste est le nom du père. De celui qui a maintes fois répété l’injonction « en finir avec la quincaillerie poétique » et procuré « les délices d’un catéchisme ». Teste ressemble à Teuth, le dieu de l’écriture, ce « dangereux supplément » qui, dans La pharmacie de Platon, manifeste l’absence de son père, répète sa mort. Le Teste d’Anne-Marie Jeanjean est « fuyant », le Teuth de Derrida « rusé, insaisissable, masqué, comploteur, farceur, comme Hermès, ce n’est ni un roi ni un valet, une sorte de joker plutôt, un signifiant disponible, une carte neutre, donnant du jeu au jeu ».

 

            Quand Anne-Marie Jeanjean tue le père, c’est encore au nom du père : « sous prétexte de précision et de rationalité, vous réduisez, vous simplifiez drastiquement / c’est un leurre pareil à ce que vous condamnez vous-même ». Teste est chassé au nom de Valéry : « du reste votre créateur l’affirme vous êtes un "monstre" ». Le « rationalisme rigide » peut être « impeccable », mais « va virer au tragique ». Et ce monstre-machine, « UN SIÉCLE plus tard n’est-ce pas ce que tentent de nous faire devenir les centaines d’algorithmes qui NOUS traquent ? » Peuvent être qualifiés d’algorithmiques le tissage tel que le métier Jacquard l’a automatisé (mais le teXte, cher Monsieur TeSte ?), le diagnostic médical, le code juridique. L’intelligence, pas seulement artificielle, et pas seulement l’intelligence, car il y a du calcul —et de l’écriture, « dangereux supplément »— partout. Mais le métier Jacquard ne prive pas le tissu de ses qualités tactiles, et l’écriture musicale ne rend ni sourd ni muet. Si « la flèche » (ou le chiffre) « me tue », « le son m’enfante » (Le cimetière marin). Et si Anne-Marie Jeanjean congédie « la logique, la raison consciente », c’est « pour un temps », celui « de serrer quelqu’un dans (ses) bras », de « caresser une main amie une épaule quelqu’un de vivant », ou « un beau papier velouté (ou rêche) appelant le pinceau la plume / le fusain la sanguine / Dans la joie du geste —dans le geste et son respir ». Elle dénonce « l’incessante tyrannie / d’un idéal du moi sans chair – sans corps / dans l’engrenage très occidental / qui sépare le corps et l’esprit ». Elle cite Pascal : « deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison ». Mais loin de chercher le point d’équilibre, elle attise la contradiction : « L’accord parfait n’existe pas / il n’y a que la dynamique entre / l’ingouvernable inconscient / et la logique de la raison ». Un temps pour internet, « Leibniz sans Dieu » selon Michel Serres, et pour Donguy, pour la poésie numérique, et un temps pour « admirer le vivant si démesurément exploité, si mal étudié à travers nos stéréotypes cloisonnés » ? Citant L’Ecclésiaste, les Byrds chantaient « turn, turn, turn ». Et Anne-Marie Jeanjean écrit : « courez, Cher Monsieur Teste, courez, courez, courez, courez, / continuez votre course folle à vide —courez, courez, courez ». On ne le décapitera pas.   

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