La Sainte-Victoire de trois-quarts d'Olivier Domerg par François Huglo

Les Parutions

08 mai
2018

La Sainte-Victoire de trois-quarts d'Olivier Domerg par François Huglo

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Que serait une Sainte-Victoire « telle qu’en elle-même » et non « le sujet d’innombrables tableaux », voire le « TABLEAU contenant tous les tableaux » ou « l’objet-étalon de toute étude (tels FIGUE ou PRÉ après F.P.) », et « le signe le plus emblématique de la modernité » ? Chacun des volets de la trilogie maintenant complète répond à sa manière, à ses manières. La Sainte-Victoire de trois-quarts est le premier, mais imprimé en octobre 2017 : après le troisième (Le temps fait rage, Le Bleu du ciel, 2015), le dernier paru étant le deuxième (Onze tableaux sauvés du zoo, Atelier de l’agneau, mars 2018). Peu importe : cela n’a ni début ni fin.

 

L’avènement de la modernité serait celui « de la série et du motif ». L’artiste ou le poète « s’épuise à saisir ce qui toujours glisse, déjoue, s’esquive ». Il y a « quelque chose de profondément dérisoire (et pathétique) » dans ce travail. Il « brûle sa vie en la subordonnant (…) à ce qu’il poursuit (but qu’il atteint rarement, et quelquefois, sans même en avoir conscience) ».

 

À la consommation culturelle qui, « depuis que l’exégèse et l’argent ont chassé l’œuvre et pris définitivement sa place », fait de nous tous les « nouveaux pèlerins d’un "monde sans dieu" », Domerg oppose une Sainte-Victoire à l’épreuve du corps, celle du « souvenir heureux d’une randonnée » et de l’ « euphorie amoureuse, qui, décuplant l’acuité des sens, aiguise notre conscience du monde et favorise notre pseudo-communion avec lui ». Débarrassés du substantif, les sens activent les verbes : « gravir, braver » et « graver ».

 

Graver : « Certains appellent cela descriptions. Alors qu’il s’agit d’inscriptions (façons dont le sensible se crispe dans la matière des mots). Le monde est là qu’il faut dire. La poésie nous le rappelle obstinément ». Domerg « cherche ce qui dans la Sainte, fait ressort. Fait ressort ou raccord ». Et « l’évidence de son surgissement, de son énigmatique et forcenée présence, au premier plan, clivant l’espace, trouant le paysage ». On pense à Denis Roche photographe : « Doigt sur la détente, chercher ce qui, dans la montagne, fait ressort ». D’ailleurs, il est nommé : « Viser juste, faire face, tirer droit, gravir, gravir, se rire des distances, se rire des leurres, multiplier les angles, épouser les contours, penser rocher ou ROCHE, dire la masse (…) ». Et prendre la vague : « les surfeurs racontent qu’on ne voit plus la vague lorsqu’on est dessus. Et ce, qu’on la subisse ou se laisse porter par elle, qu’on la dompte ou croie le faire ». L’épreuve du corps est un « exercice joyeux, sapidité du savoir (…) Main tendue des sensations, corps-à-corps avec le terrain, extrême précision ou décision du geste ».

 

Renversé l’A de l’Aix pongien, vlà le V (ou le « Vé ! ») d’une Sainte-V. qui rappelle plutôt l’initiale de Verheggen : « Vlà qui vous émoustille, vous titille l’âmelette, vous décille la trombinette, vous désengonce la comprenette, la Sainte-V. ! (…) Vlà qui vous éberlue le caberlot, vous remue l’trémolo et l’tréfonds, vous ébranle la charpente et le charlot, la Sainte-V. ! ».

 

Le refus de la consommation culturelle suppose de ne plus « faire confiance aux artistes ». Ce qu’ils réalisent possède une « part, même minime d’esbroufe, habileté, perlimpinpin ». Ce sont de « vils illusionnistes, des prestidigitateurs ». Au lecteur de rester sur ses gardes, d’apprendre à « lire entre les lignes ». Ainsi, « la fig. du chantier est une métaphore du livre s’écrivant (ficelle "moderne" dont abuse le post-pongien) ». Du Méliès en chaque artiste ou poète ? De la chose réelle, il « fait une montagne ». Ou un montage. Mais il n’est « jamais en mesure de renseigner personne », ni « de donner une définition satisfaisante de la poésie ». En proie au « vertige de voir », il « prend connaissance à chaque instant de ce que signifie le mot paysage », et réécrit « la phrase au fur et à mesure, la phrase, toutes les phrases ! ». Le paysage est une guerre « en nous ».

 

Renouant avec le Baudelaire de Fusées ((« Le monde va finir (…) »)), Domerg distingue du «"progrès des consciences" (intelligence globale) » un « progrès technique, technologique et marchand, auquel on veut nous faire de toute force adhérer », mais qui « ne cesse de nous aliéner davantage », et « nous conduit à notre perte ». Aliéner : occuper. « Oui, nous sommes occupés. Entendez bien, il n’y a pas d’autre mot ». Villes occupées, sites occupés : « Sourd ramdam provenant de l’activité économique et des usines pétrochimiques (…) La ville et son inextinguible barnum t’insupportent. Tu changes de place, colère rentrée, jambes ankylosées ». Pas de disponibilité à « l’irruption inopinée du vivant » sans ce que les latins appelaient otium, et Paul Lafargue « le droit à la paresse ».

 

La Sainte-Victoire est mise à l’épreuve d’un corps ni producteur ni consommateur, ni représentant ni représenté : d’un « corps iconoclaste ». Cette expression vient à Domerg à propos du tableau de Max Do : platanes de la place, à Cassis. « Agrégat subtil. Mélange écaillé (…). C’est, tu crois, son dernier tableau. Peut-être, pour toi, le plus émouvant, du fait du corps iconoclaste des platanes occupant le premier plan (…). Du fait, aussi, de l’avoir longtemps eu sous le nez, enfant puis adolescent ». Comme la silhouette de la Sainte, « si liée aux paysages de (son) enfance » qu’il la trouve recomposée au « col de Sormiou, depuis le Clos des Cèdres » ou « quartier des Caillols, au sud de Marseille ». Du Méliès, aussi, en chaque mémoire, chaque perception.

 

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