La Tradition fumiste, Daniel Grojnowski par Jacques Barbaut

Les Parutions

27 févr.
2023

La Tradition fumiste, Daniel Grojnowski par Jacques Barbaut

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La Tradition fumiste, Daniel Grojnowski

Auteur de Aux commencements du rire moderne : l’esprit fumiste (José Corti, 1997), coauteur de Les Arts incohérents et le rire dans les arts plastiques (Corti 2015), et des anthologies Rires fin de siècle (Corti), puis Fumisteries : naissance de l’humour moderne, 1870-1914 (Omnibus, 2011), Daniel Grojnowski enfonce le clou — pointu, pointu, pointu —, tire sur la ficelle — longue, longue, longue —, ce grand clou et cette pelote, qui, avec le renfort d’une échelle — haute, haute, haute — et d’un marteau — lourd, lourd, lourd —, ont permis à Charles Cros de suspendre à un grand mur blanc — nu, nu, nu — un hareng — sec, sec, sec —, qui depuis 1872 très lentement se balance — toujours, toujours, toujours.

Ce « Hareng saur », poème de la panne créatrice et de la dèche, déposé dans un certain Coffret de santal, est disséqué par Grojnowski — « Le grand art au rancart. Du Hareng saur à l’art en sort, ou le sort de l’Art » — jusqu’à l’os, i. e. son peigne d’arêtes. Un « Hareng saur » qui fut une « scie » récitée à l’envi par Coquelin cadet (de la Comédie-Française), fut décliné par la réclame, adapté, imité, moqué, détourné, traduit, interprété, mis en images et en chansons, joué jusqu’à la Scala de Milan —, soit un poisson, salé et fumé, que j’emballe entre les pages de l’Album primo-avrilesque (Ollendorff, 1897), recueil d’œuvres monochroïdales d’Allais, pour à eux deux — « Le Hareng saur » et l’Album — constituer les symboles d’un esprit ou d’une tradition — ceux-là précisément qui nous occupent.

Génie touche-à-tout, inventeur du paléophone, qu’on nommera plus tard « phonographe », Charles Cros, qui fit des recherches sur la photographie des couleurs, la communication avec les planètes et la synthèse des pierres précieuses (ses écrits scientifiques occupent une part significative de ses Œuvres complètes), collaborateur des Hydropathes et du Chat noir, auteur de monologues, de contes burlesques, de poésies hétéroclites et de « fantaisies », fut aussi le grand ami d’Alphonse Allais : Charles et Alphonse étant considérés comme les « patrons », les deux figures incontestables, les représentants les plus emblématiques, du « fumisme » — ni une école ni même un mouvement, un « courant » sans manifeste ni doctrine.

Recommençons cette Tradition fumiste par les Salons de Nina de Villard (dont Cros fut l’amant bien accroché), dont les convives se nommaient Richepin, Villiers ou Verlaine : « cet atelier de détraquage cérébral qui a fait tant de toqués, d’excentriques, de vrais fous » (Goncourt), où régnait « une sorte d’ivresse intellectuelle hashichée » (Rollinat), nous apparaît comme « un haut lieu de la galéjade, de la fantaisie, et un Salon des Refusés ».

 

Au lendemain du désastre que constitua l’écrasement de la Commune, passage par le Quartier latin, rue Racine, dans un « appartement » de l’Hôtel des Étrangers — Ernest Cabaner, pianiste de bastringue, y est employé comme barman —, où Charles Cros, sans doute l’initiateur et le chef de file, André Gill, Léon Valade, Germain Nouveau, pour n’en citer que quelques-uns, tiennent un grand cahier format à l’italienne, qui fut à la fois un journal de bord, un laboratoire poétique, un objet transitionnel que se passent et repassent les membres d’un groupe informel, un défouloir collectif, un manuscrit secret, sulfureux — genre curiosa, diraient les libraires —, perdu, exhumé puis réenterré —, un « foutoir » selon le mot de Bernard Teyssèdre, un cadavre exquis par anticipation, cet Album zutique enferme graffiti, caricatures, dessins potaches, mais aussi poésies parodiques et de récréation, exercices scabreux s’ouvrant au bas obscène, au crapuleux, dont la pièce emblématique est « le sonnet du trou du cul », du couple Verlaine-Rimbaud.

Serrons la pince à un humoriste oublié, l’illustre Sapeck (« celui qui sape »), né Eugène Bataille, mort, probablement d’une syphilis galopante, à 37 ans, caricaturiste, étudiant en droit, puis avocat à la Cour d’appel de Paris, conseiller de préfecture, dandy et bouffon, calembourgeois, organisateur de canulars et de chahuts, imitateur du cri du chien qu’on lui a marché sur la patte, nihiliste trouble-fête, « situationniste avant la lettre, anarchiste sans doctrine », « l’empereur des fumistes » selon Allais, il fut l’auteur de la gravure Mona Lisa à la pipe (1887 — voir illustration de couverture), une trentaine d’années avant L.H.O.O.Q.

Composée de onze chapitres qui furent d’abord des articles insérés dans des revues dites « savantes », dont les enchaînements ne sont pas toujours assurés, cette Tradition fumiste nous guide du Quartier latin à la butte Montmartre, de la Troisième République naissante à la Première Guerre mondiale, nous promène depuis les facéties jusqu’aux blagues (à tabac), de la mystification à la profanation,  en compagnie de bohèmes en tout genre et d’auteurs des seconds rayons, réunis en cénacles plus ou moins organisés : Vilains Bonhommes, Zutiques puis Zutistes (il y a nuance), Hirsutes, Hydropathes, Je-m’en-foutistes, Incohérents, poètes chatnoiresques, boute-en-train, farceurs et joyeux drilles…, lesquels mèneront tout droit — ou plutôt en zig-zag — aux dadaïstes et aux pataphysiciens : du « Zut ! » au « Merdre ! » d’Ubu, et du Chat noir au Cabaret Voltaire.

Finale avec deux héritiers, soit « les rires de Jarry » — ce sont notamment ses chroniques de La Revue blanche et du Canard sauvage, où les faits divers et les us & coutumes du quotidien sont passés au filtre de sa « Chandelle verte », tels « Les sacrifices humains du 14 Juillet », « Les mœurs des noyés » (où Alfred y prouve les effets néfastes de l’eau), « La Passion considérée comme une course de côte », quelques-uns recueillis dans Siloques, superloques, soliloques et interloques de Pataphysique — et l’ironisme d’affirmation de Duchamp, à propos duquel sont rappelés ses débuts de caricaturiste dans les périodiques populaires humoristiques : ou quand la langue débloque ou déraille en direction de l’absurde (« Nous livrons à domicile : moustiques domestiques (demi-stock) », Rrose Sélavy) ou de la… « fumisterie » — et c’est toute l’aventure des ready made rectifiés (un sèche-bouteilles nommé « Hérisson »), de Fresh Widow et autre « Objet-dard ».

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