Lassitudes de Frédéric Schiffter par François Huglo

Les Parutions

25 janv.
2022

Lassitudes de Frédéric Schiffter par François Huglo

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Lassitudes de Frédéric Schiffter

 

              Frédéric Schiffter n’est pas Alceste, même s’il avoue se laisser emporter, face « à un tocard du monde intellectuel, politique, littéraire ou journalistique », par « la rogne de l’atrabilaire ». Il serait plutôt Dom Juan défiant la statue du Commandeur  —et tout commandement, toute autorité, tout esprit de sérieux. L’aphorisme où il affirme « Le mensonge tournerait court s’il ne comptait sur un vice plus répandu : la crédulité » semble une réplique à Sganarelle, cible idéale des complotistes.  D’où cette autre réplique : « Le goût pour le mystère, l’inexplicable, l’occulte, trahit l’esprit simplet. Le métaphysicien authentique cherche à faire son trou dans le réel » —« Le Réel », n’était-ce pas un titre de Clément Rosset, avec en sous-titre « Traité de l’idiotie » ? Frédéric Schiffter : un Rosset mélancolique ?

 

            « Se moquer de la philosophie c’est encore philosopher », et c’est pour son bien, surtout quand le doute railleur porte sur le « tragique nietzschéen », dans un milieu (celui des professeurs, ou celui des « petits chefs » militants de tout poil, sans parler des cabots médiatiques) où « Schopenhauer a toujours eu mauvaise presse », alors que « l’intempestif c’est l’affirmateur de la douleur et de l’ennui, non pas le prophète du surhumain, le doctrinaire de la volonté de puissance, le visionnaire de l’éternel retour », le « dionysiaque moustachu » vanté par Deleuze et Foucault. Schiffter rapproche plaisamment les « pérégrinations touristiques » de Nietzsche des « épisodes d’érémitisme de Thoreau ou de Wittgenstein », sans oublier la « hütte » heideggerienne, postures d’un « romantisme destiné à plaire au consommateur de philo friand de spiritualité et de nature ». Mais « contrairement à Nietzsche », Schopenhauer (qui jetait « aux cabinets » la musique de Wagner) « n’aurait jamais pu servir de caution doctrinale aux nazis, puis trente ans plus tard, aux gauchistes modernistes français ». Il a inspiré « les plus grands écrivains », dont Proust « superficiellement perçu comme bergsonien ». Lui-même était « un styliste qui mettait le sarcasme, le trait, l’épigramme, l’injure, la citation, la parabole, au service de l’analyse, du développement, de la dissertation ». Rien « de ronflant, de grandiloquent, de délirant ». Schiffter partage avec Rosset, « humoriste lui-même », cet « art de la pointe » et ce refus de l’exaltation. « Schopenhauer c’est le Patron, Clément Rosset un modèle ».

 

            Lecteur de Marx et de Freud, Schiffter considère l’idéologie comme « un ensemble de représentations illusoires » et la religion comme « un cas particulier d’idéologie », un « délire collectif sous-tendu par un instinct de mort » dont elle « flatte (les) rages », un « système de fantasmes obsessionnels ». Cela le rapproche de Sade et l’éloigne de Robespierre, qui s’exclamait en 1793 au Club des Jacobins : « L’athéisme est aristocratique ; l’idée d’un Grand Être, qui veille sur l’innocence opprimée, et qui punit le crime triomphant, est toute populaire ». Ce n’est pas Robespierre mais Sade qui s’est opposé « à la peine de mort, à la délation patriotique, à l’enfermement arbitraire ». Ce n’est pas Sade mais Robespierre qui voyait dans le féminisme (pas encore atteint de « puritanisme ») une « coquetterie de libertin ». Pour Schiffter, « il n’y a pas de peuple » mais des classes et communautés diverses vivant « en guerre » dans toute société « quelle qu’en soit la taille ». Ni Dieu ni peuple (ni peuple de Dieu), ni identité. « Quand j’entends le mot identité, qu’il soit rapporté à un État ou à un quidam, je m’interroge sur sa signification et ne lui en trouve aucune ». Dans la « revendication d’appartenance », entre « plus d’imagination que de réalité » : le désir de fondre « un "je" singulier » dans « un "nous" impersonnel, même éternel », opposable « à d’autres "nous" ». Si « la personnalité relève d’un je-ne-sais-quoi ontologique » cher à Baltasar Gracián, les identitaires semblent « frappés de la terrible malédiction des trois "i" : Insipides, Inodores, Incolores ». S’il n’y a pas de peuple, à chacun son élitisme. Ou, en plus dostoïevskien : si le peuple n’existe pas, tout élitisme est permis.

 

            Schiffter ne cite qu’une fois Paul Lafargue citant Cicéron : « Que peut-il sortir d’honorable d’une boutique ? ». Et qu’elle soit politique, artistique, poétique ou littéraire, n’y change rien. Mais il cite Albert Cossery : « J’écris pour que celui qui lit n’aille pas travailler le lendemain ». Un ami, R.J., « s’est suicidé non parce qu’il n’aimait pas la vie. Au contraire, il l’a quittée avant de ne plus l’aimer ». On pourrait en dire autant de Lafargue. Depuis l’adolescence, Schiffter n’a jamais trahi « la vocation de la culture générale et du loisir », cet otium qui rapprochait Lafargue de Cicéron. « Je paresse six jours et j’écris le septième ». Il se définit comme « philosophe en chambre ». S’il y eut, à Athènes, à côté de marcheurs célèbres, « des maîtres de la vie casanière, de la nonchalance », ils « méritent l’oubli » préférable à la chute « dans les mains de thésards ». Schiffter partage avec Rosset l’affection pour Montaigne, « le seul penseur qui ne se monte pas le bourrichon et ne bourre pas le mou de son lecteur avec des idéaux éthiques », celui « qui se moque d’être utile ou édifiant ». Il ricanait face aux « prêcheurs de vie philosophique tels que l’Antiquité en avait à revendre », Schiffter ricane face à la pléthore de « bouquins fourrés à la moraline qui laissent les mains grasses quand on les feuillette », face aux « auteurs pour vacanciers » et aux « coachs de vie ». La « réforme de soi » dont ils font commerce n’est « pas moins idéaliste que la métaphysique puisqu’elle refuse de voir l’invincibilité de la puissance anarchique et les ruses de l’amour propre ». Flaubert et Léautaud logent dans son « panthéon de bousilleurs ». Il goûte l’amitié du « chat de la maison ».

 

            Le dandysme, ce « désir du superflu » que maudissaient Alceste et Rousseau, passe-t-il avec l’âge comme le succès auprès des « jolies » sur les plages basques ? C’est peut-être dans les épitaphes qu’il culmine (avec l’humour noir), car elles défient, encore une fois comme le Dom Juan de Molière, « la seule ataraxie pour tous » qu’est la mort (L’ataraxie épicurienne et l’apathie stoïcienne sont aussi les « deux formes suprêmes de je-m’en-foutisme »). Des quatorze épitaphes  qu’offre le livre, et qui pourraient suffire au bonheur du lecteur, lesquelles choisir ? « Je n’ai pas pu faire mieux » ? « Sans moi » ? « Les vivants ne manquent pas aux morts » ? « Le Diable m’a rappelé à lui » ? « Le but de ma naissance » ? « Pour vivre heureux éternellement, vivons caché » ? « Je suis là sans y être » ? « Intérieur nuit » ? « Pas de publicité S.V.P. » ? Si tout écrit est une épitaphe interpelant des survivants (dont l’auteur, tant qu’il vit), combien sont des étouffe-chrétiens ! Mais on ne se lasse pas de Frédéric Schiffter.

 

 

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