Le citron métabolique de Laurent Albarracin par François Huglo

Les Parutions

24 janv.
2014

Le citron métabolique de Laurent Albarracin par François Huglo

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Ici citron, comme soleil cou coupé. Ici ciel, ici silence (« un citron de plein ciel / bougerait son silence »), ici scissiparité. Ici syllabe redoublée, mot coupé en tranches, par jeu. Non le coup de dés, mais le coup de couteau, ou de lime, référence à lemon :

            « puis l’établi

               où se lime

               le citron

               en question »

            On ne sort pas du mot, pas de la chose non plus, au contraire. On n’en sort pas —définition de l’immanence ?— mais par mille détours, mille voyages. Citron métabolique, comme métamorphoses d’Alice. Loin de la dichotomie pongienne parti-pris des choses (muettes) / compte tenu des mots (la langue, la mère-patrie presse-tige du père-patriote), Albarracin tente l’aventure d’une entrée dans la chose par l’incision, par l’incidence du mot. Il n’écrit pas « le verre d’eau » mais « le verre dans l’eau » (titre d’un précédent recueil), comme il écrirait « l’eau dans le verre » : il les transvase. Par cette réversibilité, il presse le citron de la tautologie. Joyeusement. Car si le citron est ici, dans le jus de son mot, s’il est même, par là, « un ici / dans son jus » dont l’acidité —icidité—  fait venir l’eau à la bouche, ce n’est pas comme l’être-là est là. C’est « par hasard et dénomination ». Son « ici » est toujours « de circonstance (…) juste l’ici d’ici ». Du ça ?

      Inutile d’insister : on aura compris que ce fruit n’est pas celui d’un citronnier dans un patio ou dans un paysage, qu’il pousse dans un livre, sur cette « branche maîtresse » que serait « le possible », et que sa saveur est logique. L’opération qui libère ces arômes inséparables d’une certaine causticité peut être qualifiée de poétique ou d’humoristique, peu importe : dans les deux cas la logique est attaquée par la sensualité, non celle du citron mais celle des mots d’abord saisis par l’œil et par l’oreille. La prose est émincée par le vers, les articulations logiques sont coupées, n’articulent plus rien, le saint axe est débité en rondelles indéfinies : « un pourquoi », « un plutôt ». Comme suite à une fission, des nucléides plus légers s’associent. Ainsi, dans les vers

            « ce serait

              du ça

              et du serait

 

             le serinant

             serait de l’être »,

« ce » commande « ça » et « serait » commande « serinant » avant de se souvenir du verbe être dont il est le conditionnel, mais pour l’oublier aussitôt au profit du poussif substantif « l’être », histoire de rire (pour peu qu’on ait l’esprit mal tourné, c’est mon cas) en associant le verbe seriner et l’image du serin à l’onto-logomachie heideggerienne, à ses maîtres et à ses disciples.

            Jonglerie ? Albarracin est souvent qualifié de  baroque, on peut le dire précieux, mais ses jeux sur les mots et à-peu-près peuvent aussi renvoyer à Marot et aux « grands rhétoriqueurs », ou à la petite rhétorique du génitif surréaliste : « naissances d’herbe », « regards de louve », « convalescences de ciels », « hôpitaux de crépuscule », « remords de velours », « rayons du citron », « raisons de la tomate »… mais c’est peut-être pour rire ?

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