Le jour à J. de Marie Lo Pinto par François Huglo

Les Parutions

30 mai
2024

Le jour à J. de Marie Lo Pinto par François Huglo

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Le jour à J. de Marie Lo Pinto

 

 

            Après J, l’initiale du prénom du père, le jour J de sa mort a-t-il posé un point final ? Un tiret entre deux dates, points de départ et d’arrivée, tracerait-il le segment d’une vie ? S’éloignant d’un père qui désormais ne répond plus, condamnée à l’errance par l’absence de lieu de celui qui a choisi la crémation et la dispersion sur la mer, Marie Lo Pinto le trouve dans le « mirage de droite » qu’elle trace, reliant des points (« des noms des lieux des visages »), au fil d’un « itinéraire flottant », à la fois expérience et réflexion, jusqu’à « la chute du mirage dans la page blanche », précipité d’un temps non réductible à un espace euclidien, ligne décrivant un « parcours nomade ».

 

            L’errance qu’est une vie est figurée par « un unique sac Adidas » où sont rassemblés, pour « libérer la chambre », les objets satellites du corps dégagé. « Seule pensée » alors : « on dirait que tu dors ». Cela rappelle Hamlet : « To die, to sleep ; / To sleep : perchance to dream ».  Plus loin est cité « the time is out of joint ». Le temps « hors de ses gonds / de l’intempestif » devient « donation ineffable ». Et « quoi reste-t-il de J. ? / la seule question » reprend celle posée au début du fameux monologue. Celle, aussi, du « shéol », mot qui « en hébreu veut dire le lieu / le lieu des morts mais aussi la question / lorsqu’on meurt on retourne dans la question et les vivants cherchent / des réponses les vivants bégaient des pourquoi sans réponses ».

 

            Du liquide amniotique à la crémation, la vie n’aura-t-elle été, comme dans « The Crossing, installation vidéo de Bill Viola / l’eau et le feu dos à dos sur deux écrans suspendus », que le « tchic tchac » d’une page tournée, le « recto verso du passage » ? À  « chacun son J. chacun sa ligne son sens du départ et de l’arrivée chacun sa place du mort son idée de la cible et du point d’arrivée ». Donc « pas d’accord » avec le « temps succession de présents pleins et immédiats », de « nombres réguliers ».

 

            Il y a du Cimetière marin dans le poème de Marie Lo Pinto, mais sans cimetière. On y retrouve la flèche du « cruel Zénon », celle « qui vole et qui ne vole pas », son trajet divisé devenant addition de points, comme « sur le chronomètre » le doigt « mesure les distances la puissance du nombre / entier volontaire positif naturel le pouvoir de l’addition », parce « qu’on ne se sait pas » et « parce qu’au lieu de soustraire / on oublie l’effraction ». Comme Bergson oppose la « durée » subjective au temps spatialisé, objet des sciences, le poème s’écarte des « pratiques balistiques » pour considérer « la technique japonaise du kyudo », où « le tir ne consiste nullement / à poursuivre un résultat extérieur avec un arc et des flèches / mais uniquement à réaliser quelque chose en soi-même / peu importe la cible ». En disant « que le mouvement n’existe pas / que le lièvre ne rattrapera jamais la tortue / que la flèche est immobile », en tentant « des espaces euclidiens dans lesquels nous pourrions / construire un cercle avec un centre à l’intérieur ou un point extérieur / à une droite afin que les espaces se rejoignent et qu’il y ait une fin / comme une réponse finie », nous ne faisons que « mentir sur l’impossible à dire ». Nous sommes « les enfants rectilignes et aveugles » qui croient « en la stabilité du mot et de la chose ». Ligne droite ? Distance ? l’horizon est « question de point de vue ». Derrière cette ligne, J. « refait » peut-être « la route à l’envers ». Car « j’ai connu plusieurs J., et si « celui de la fin est mort », cela « n’arrête rien » car « le J. de la nuit reste / increvable ». Ce « J. sans début ni fin » lui-même « ne retenait pas les dates ».

 

            Le kyudo oubliant toute cible est à rapprocher du michiyiki-bun, « genre littéraire ancien qui veut dire aller sur le chemin / le voyage y est décrit comme une douloureuse / expérience de l’arrachement ». Oubliée la ligne d’Euclide et de Zénon, celle qui  « correspond au trajet » du bateau et « relie des points qui lui préexistent », il s’agit de la considérer « dans son indépendance de toute direction de toute concrétude / pas de points péremptoires / aucune nécessité d’interprétation / c’est la ligne du parcours nomade », qui invente un « itinéraire bis imaginaire une géographie personnelle un roman familial » en reliant « le nom à des noms de lieux » : Alger, Tunis, l’étang du « Ponant entre le Grau-du-Roi et Aigues-Mortes », les îles de Lérins au large de Cannes, dont l’île Sainte-Marguerite, ses « tombes anonymes » des « anciens prisonniers forcés à l’exil par l’armée française ». Les « noms de pays » chers à Proust sont reliés au nom du père. Car « c’est toujours le nom d’un mort que / l’on porte » —« le nom est un père mort ». Rêvant de mer, d’eau, et à Lo, Marie Lo Pinto s’accroche à « (son) nom en deux mots avec un espace au centre ». Elle n’est pas « que segment de droite », la mort n’est pas la seule destination, elle-même sans destination, comme le tas de cendres jetées. « Quoi reste de J. ? / Si ce n’est nous le nom et la mer // et nos pas sur le sable » ? De l’espace au centre du patronyme, jaillit en un éclair « la puissance de la soustraction ». Et « J. revient / (…) / revenant éternel retour de l’éternelle errance ». Il revient « dans l’onde de quelques lettres inarticulables » (on se souvient du vers de Valéry : « Courons à l’onde en rejaillir vivant ! »). L’ « o de son nom » donne « de / l’r au père / léger comme goutte d’o / qui s’excède et s’ignore ». Il revient dans le souvenir du « dernier repas ensemble » : « une daurade sur le lit de patates citrons fenouil tomates / un de (ses) plats préférés ». Il revient « sa voiture sur le trottoir en face de la maison il / y a du taboulé des olives noires de l’anisette Phoenix ». Les deux derniers vers, « un jour beau / J. parfois revient », répondent aux deux premiers : « un beau jour J. s’est écroulé / et personne n’a rien pu y faire », comme une question à une question, en une errance sans début ni fin. Où « le mot mirage mot brillant de vide / comme tous les mots creusent un trou // et l’in-existence échappe au temps / et le mirage se change en lac ». Le jour est à J. comme il est au beau. Il fait beau lire Marie Lo Pinto.

 

 

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