Le reste c’est la suite de Sarah Kéryna (2) par François Huglo

Les Parutions

27 mars
2021

Le reste c’est la suite de Sarah Kéryna (2) par François Huglo

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Le reste c’est la suite de Sarah Kéryna (2)

Dépôts, dirait Denis Roche, mais pas de technique (« L’espoir que la technologie nous sauvera / relève de la pensée magique »), parfois de savoir (« Selon les géographes, le monde n’existe en tant que tel que depuis 1945 », ou « L’espace est composé de boucles / quantiques fondamentales »), le plus souvent de phénomènes (« ce qui apparaît ») : choses vues à la télé (la terre vue d’Apollo), au cinéma, bribes de quotidien, de souvenirs, de rêves (avec leur « voix off »), discontinues, mais dont « le silence est un élément d’articulation ». Silence de la sidération après les attentats. Charlie Hebdo : « ce moment de bascule où la réalité / nous a cousu une nouvelle peau », et « la foule immense et silencieuse figée dans la sidération, brandissant des stylos ».

            Sarah Kéryna compose par sédimentation. Chaque paragraphe ou vers tombe comme un flocon. Lentement, cela s’accumule, forme épaisseur où s’enfonce le lecteur. « Tous les jours » est le refrain d’un poème dont le titre est « Images », celles des « superproductions de l’horreur » signées Daesh, « relayées / par internet, / par les télés », celles des « maisons bombardées en Syrie », des « colonnes de réfugiés », des « corps suppliciés / dans les geôles du régime syrien », des « combattants encagoulés », des « vidéos avec chants, pick-up, / kalachnikovs et drapeau noir, / échangées sur internet ». L’insistance de ces images est espacée par d’autres, tirées de films (« Revoir L’armée des ombres pour une énième fois », ne pas comprendre « le message politique de Mystic river », la « seconde lecture de Usual suspects ») ou par la notation de détails apparemment anodins (« Une araignée dans le placard dans la cuisine », ou un bruit inhabituel des bouteilles jetées dans le container qui « venait probablement d’être vidé »). Sans plus s’appesantir que les lointains souvenirs qui affleurent, des réflexions s’ébauchent, sur « Une absence d’issue politique / dans une société de plus en plus inégalitaire (…) Une révolte qui dénie son caractère social / pour prendre la forme d’une guerre de religion (…) Une relation au sacré, à la violence et / à l’espoir d’une délivrance ». Ou « cette histoire qui s’écrit avec la Syrie, qui semble sans issue, c’est aussi une histoire qui entraîne le monde entier vers le fond » —« L’horizon syrien comme utopie concrète ».

            Cet espacement agit sur le lecteur comme une musique plus persuasive qu’un discours articulé. Nous retrouvons, face à la répétition du trauma, une perception enfantine, neuve, disponible et désarmée : « Il n’y a que des trucs d’enfants, le reste c’est la suite ».

            Sarah Kéryna n’assène pas, n’embobine pas, ne tient pas son lecteur par la main. Son art est tout en patience. « Et ce vieux Chibani : —J’ai beaucoup aimé. Les mots c’est précis, ça dit des choses. C’est comme les graines, ils germent, certains deviennent des plantes ». La discontinuité de cette pluie de semences (ou de cendres, qui donne à Marseille « un air de Pompéi ») répond aux « temps dépareillés » des « mégalopoles fragmentées », version moderne du temps disjoint, hors de ses gonds (« out of joint ») de Shakespeare. Le temps arrêté par la sidération, par la répétition mortifère (« Un soulèvement chaque jour écrasé ») appelle « l’espoir que la vie va redémarrer un jour », mais la reconstruction du « cours des choses » après chaque attentat « épuise », et ne fait que déplacer le symptôme : « Qu’un mal quitte une partie de mon corps, / et aussitôt il se fixe sur une autre ». De même pour les maux du monde : pour « les réfugiés climatiques / les oiseaux, la moitié des mammifères, / les coraux », il est « déjà trop tard ». Mais « les choses dont on ne peut pas se séparer, / il faut les transformer ». Aux « choses éparses », donner une forme, une force d’élucidation, quitte à —activement, « brandissant des stylos »— la rêver : « j’ai rêvé que l’on déterrait un squelette / et cela résolvait / une affaire de meurtre / jamais élucidée ».

 

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