Les mille et une phrases d'Eric Simon par Bruno Fern

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01 avril
2016

Les mille et une phrases d'Eric Simon par Bruno Fern

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Malgré la mise en garde liminaire (« Vous savez très bien qu’une phrase tirée de son contexte n’a pas d’intérêt. »1), Éric Simon2 n’a pas hésité à se lancer dans cette entreprise inédite à ma connaissance : écrire un livre uniquement composé de mille et une phrases dont chacune est empruntée à un auteur, sachant que le corpus établi mêle pièces de premier choix et bas morceaux, issus non seulement de tous les domaines de la littérature mais aussi de la philosophie, de la vulgarisation scientifique, de la psychanalyse, etc., comme en témoignent les références détaillées des phrases qu’on trouvera citées ici.

À première vue, il est simplement question d’un narrateur qui rencontre une femme au cours d’un voyage en train et tombe amoureux d’elle. Cela dit, d’une phrase à l’autre, ce personnage central oscille de la 1ère à la 3ème personne du singulier, dédoublement conforme à ses incertitudes autant existentielles que sentimentales, ce qui l’incite à faire longuement part de réflexions diverses, à mi-chemin entre sérieux et malice : « Faut-il subir la vie ou la faire ? 90 Je ne sais pas. 91 L’absurdité la plus monstrueuse consiste à craindre la mort, l’avenir ou les conséquences de ses actes, puisque cela reviendrait à craindre la vie elle-même. 92 La bombe atomique de Bikini n’avait-elle pas donné naissance à un costume de bain ? 93 Ne t’inquiète pas ! 94 Demain, c’est aujourd’hui ; la terre n’a pas sauté. 95 »3 Cette précarité fondamentale quant à l’existence est également déclinée à travers les rêves, les fantômes, les univers prétendument parallèles, les différents troubles de la mémoire, les métamorphoses et autres phénomènes qui contribuent à faire douter de la dite réalité, ainsi que par la reconnaissance (ou pas) de ce que l’on nomme soi dans un miroir, preuve supplémentaire que ce montage 100 % intertextuel renvoie bien à la fameuse disparition élocutoire de qui vous savez :

 

« Où suis-je ? 194

VOIX DE L’AUTEUR :

« L’intérieur de la glace aboutissait à l’hôtel des Folies-Dramatiques. » 195 »4

 

D’ailleurs, le mode d’engendrement de l’ouvrage est régulièrement évoqué : « J’avais le projet, ça me reprend parfois, d’un roman totalement synthétique, sans un mot de moi, fait de phrases trouvées ailleurs dans les livres des autres... un roman constitué de pièces rapportées comme les mains d’un assassin cousues au pianiste par le Dr Gogol. 266 »5 ou bien : « C’était une expérience curieuse : habiter à l’intérieur des citations, se glisser entre les guillemets tel un poisson. 1000 »6 et l’énonciateur hétérogène va jusqu’à en exposer les motifs : « La vérité est que j’ai été très profondément atteint par la plus vieille tentation protéenne de l’homme : celle de la multiplicité. 295 »7 et à les justifier par des arguments tout à fait recevables : « Le moi, dans un certain sens, est comme une fente mobile qui se déplace sur un film, progressivement. 332 »8 ou encore : « Dans la vie normale, l’organisation bipolaire est presque permanente ; cependant les limites du moi et de ce qui lui est extérieur ou étranger ne sont pas absolument stables. 424 »9

Enfin, même si l’on a pu constater qu’elle était loin d’être la seule, la dimension amoureuse court tout du long, entremêlant souvent avec humour envolées lyriques et retombées triviales : « Le poème est plus beau si nous devinons qu’il est l’expression d’un désir et non pas le récit d’un fait. 249 Je pense aux draps de son lit. 250 C’est bon, c’est du melon. 251 Pourquoi ne pas profiter de tout ce qui s’offre à nous dans ce monde ? 252 Au chalet du désir au palais des caresses à l’hôtel de l’exercice érotique les ânes clignent des yeux. 253 »10

Bref, ce livre fait de mille et une pièces vaut d’être lu à plus d’un titre et il est donc probable qu’aux yeux de nombreux lecteurs le cueilleur-monteur finira par sauver sa tête.

 

 

 

 

1 Qui est elle-même une phrase issue d’un roman d’Amélie Nothomb.

3 90 MAURICE MERLEAU-PONTY , Le Primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Verdier, Lagrasse, 1996, p. 62 91 JEAN-PAUL SARTRE, Les Mains sales, Gallimard, Paris, 1979, p. 124 92 PAUL BOWLES (traduit de l’anglais par BRICE MATTHIEUSSENT), In Absentia, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1993, p. 130 93 JACQUES DUCHATEAU, Boris Vian ou les facéties du destin, Éditions de La Table Ronde, Paris, 1982, p. 60 94 STÉPHANE MALLARMÉ, Vers de circonstance, Gallimard, Paris, 1996, p. 124 95 SIMONE DE BEAUVOIR, Les Belles Images, Gallimard, Paris, 1966, p. 49

4 194 ALFRED JARRY, Ubu roi, Éditions du Chêne, Paris, 2010, p. 121 195 JEAN COCTEAU, Le Sang d’un poète, Les Éditions du Rocher, Monaco, 1983, p. 35

5 266 JEAN-JACQUES SCHUHL, Entrée des fantômes, Gallimard, Paris, 2010, p. 92

6 1000 GORAN TUNSTROM (version française de NANCY HUSTON établie d’après la traduction du suédois à l’anglais par ULLA NATTERQVIST-SAWA), Un prosateur à New York, Actes Sud, Paris, 2000, p.64

7 295 ROMAIN GARY, Vie et Mort d’Émile Ajar, Gallimard, Paris, 1981, p. 29

8 332 CARL GUSTAV JUNG (traduit de l’allemand par le DR ROLAND CAHEN), L’Homme à la découverte de son âme, Payot, Paris, 1970, p. 107

9 424 PAUL GUILLAUME, La Psychologie de la forme, Flammarion, Paris, 1979, p. 129

10 249 JORGE LUIS BORGES (traduit de l’espagnol par FRANÇOISE ROSSET), Le Livre de sable, Gallimard, Paris, 1978, p. 16 250 VIOLETTE LEDUC, L’Affamée, Gallimard, Paris, 1948, p. 70 251 EUGÈNE IONESCO, Conte N° 3, Éditions Gallimard, Paris, 1985, ouvrage non paginé 252 HENRIK IBSEN (traduit du norvégien par MARC AUCHET), Une maison de poupée, Librairie Générale Française, Paris, 1990, p. 133 253 JULIE DOUCET, À l’école de l’amour, L’Oie de Cravan, Montréal, 2007, ouvrage non paginé

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