Ma maîtresse forme de Sophie Loizeau (1) par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

05 mars
2017

Ma maîtresse forme de Sophie Loizeau (1) par Jean-Claude Pinson

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Écrire la nature (sans majuscule).

 

 

« Nature writing » est-il indiqué en sous-titre à Ma maîtresse forme. Et en effet, c’est bien la nature qui est au centre de ces poèmes, la « terre matricielle » menacée (« la fonte des glaciers ») et la natura naturans (« la circulation de la sève ») qui continue de nous porter. Le livre de Sophie Loizeau s’écarte toutefois sensiblement des conventions d’un genre très en vogue aux Etats-Unis. Et d’abord en ce qu’il se veut non pas un écrit sur la nature (ou à propos de la nature) mais une écriture de la nature.

Il s’agit donc – ambitieuse tentative, aussi nécessaire que désespérée – de sortir hors de la cage de nos humaines, trop humaines représentations. Il s’agit de briser la vitre d’un langage qui, s’il nous aide à désigner le monde (à nous en rendre « maîtres et possesseurs »), nous en sépare cependant, nous le rendant étranger. Car, donnée constituante, principielle, de notre condition, le langage, vecteur de notre être au monde, est aussi cette cage dorée qui nous tient en son « archi-événement » à distance de cet « archi-mouvement », comme dit le philosophe Renaud Barbaras, qui définit la nature (la Vie comme grand Tout de l’Univers). Par lui (le langage) nous sommes séparés de l’Être compris comme « surpuissance », comme « archi-vie » du monde (du cosmos). En conséquence, l’exil ontologique, la privation de l’Ouvert (pour user du mot de Rilke), est notre ordinaire condition. Les parlants, disait Artaud, sont des « partants », des séparés.

Mais, ajoute Renaud Barbaras, « l’archi-événement en question est toujours repris par la puissance du monde et ne peut aller jusqu’à la sécession* ». La poésie, (qui ne se ramène pas au seul poème, qui est indissociablement « poéthique »), la poésie comme façon d’être au monde, ajoute en substance le philosophe, est un « existential » contre-événementiel. Par son entremise en effet peut advenir, en de certaines occasions, un sentiment du monde synonyme d’appartenance, de non-séparation d’avec l’archi-mouvement de l’Être. De cette reprise, de cette insistance d’un sentiment d’appartenance à la nature, d’accointance avec elle, témoigne, selon moi, la persistance, dans la poésie (y compris la plus contemporaine) de ce que j’appelle un « principe pastoral », sous des formes qui n’ont plus grand chose à voir avec les vieilles conventions du registre pastoral.

Un tel désir d’appartenance, de fusion avec le monde naturel, est omniprésent dans Ma maîtresse forme, comme en témoignent les vers suivants : « remise à ma place sur la terre/ rien qu’en marchant parmi les arbres de la forêt la nuit/ entourée du cosmos mais pas/ comme une petite forme sous cloche ».

Il s’agit donc bien, pour l’auteure (pour sa parole), de se décentrer de son humanité étroite, de se « dés-anthropocentrer » pour mieux s’immerger dans les grandes formes du monde, en l’occurrence le monde marin (« sommes guillemots ») ou celui de la forêt (« on y hiverne à l’état de bulbe de tubercule »). Mais peut-on vraiment « être dans le cerveau de l’oiseau qui s’envole » ? La poésie peut-elle faire autre chose que susciter, indissociable du désir, le sentiment, puissant mais illusoire, d’une sortie hors de soi et d’une appartenance au grand Tout ? Car on peut douter que soit possible la pleine expérience d’un être-autre où le sujet humain se quitterait pour devenir, par exemple, baleine (« identification aux baleines », note l’attaque d’un poème de la première section du livre).

Sans doute y aurait-il beaucoup à dire sur le caractère sourdement romantique d’un tel désir d’appartenance immédiate au monde, d’adhésion sans distance au réel. Il court, ce désir, du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire jusqu’à nous. L’Ouvert de Rilke, la poétique d’Alberto Caeiro, l’un des principaux hétéronymes de Pessoa, témoignent, parmi bien d’autres, de cette demande d’une présence au monde qui pourrait abolir la barrière du langage humain et retrouver l’immédiate sensation de présence à la vie palpitante et infiniment multiple du grand Tout.

C’est bien quelque chose de cet ordre que cherche à atteindre Sophie Loizeau. Mais si romantisme rime souvent avec emphase, grandiloquence, rien de tel dans ces poèmes où le parti-pris d’écriture est celui de la notation la plus sobre en même temps que s’y manifeste l’acuité ténue propre au meilleur du haïku : « dans mon bain évoluent d’excellents/ petits nuages rouge sang ».

 

Si la nature cependant ne parle pas, si elle est muette, comment, demandera-t-on, la poésie peut-elle être au sens fort Naturewriting ? Comment peut-elle être éco-logie, parole de la nature (au sens d’un génitif subjectif) ? Si l’on ne veut pas s’en tenir à la position mystique (pour autant qu’elle s’en tient à la contemplation muette), il faut bien alors lui supposer, à cette nature, une langue à elle, une impossible (parce que silencieuse ou indéchiffrable) non-langue, qu’il s’agirait pour le poème d’écouter et de réverbérer. Ce que s’emploie à faire l’auteure quand elle déclare vouloir laisser parler dans ses vers la « maîtresse forme » par laquelle la nature se fait sentir en chacun.

Une possible réponse philosophique consisterait à dire que si nous pouvons en quelque façon communiquer avec la nature, c’est que nous sommes nous-mêmes nature. C’est la réponse de Montaigne (à qui Sophie Loizeau emprunte son titre) : il y a en chacun « un patron au-dedans », une « forme maîtresse, qui lutte contre l’institution ». Cette « maîtresse forme » est ce par quoi, si nous l’écoutons, si nous apprenons à la traduire, si nous la laissons affleurer sur la page, il nous est possible de nous identifier au « châle maille lâche/ en suspension dans l’air » de « nuées de petits oiseaux sauvages » qui elles-mêmes ne sont pas étrangères aux « bancs d’anchois ».

Il ne s’agit pas, entreprise qui serait encore romantique, d’extorquer à la nature des noms (des noms « post-divins ») qui seraient autant de secrets. Il s’agit peut-être de se mettre à l’écoute, entre la langue que nous parlons et celle dont bruit sans parler la nature « barbare », de ce que le théoricien de la traduction Antoine Berman appelait une « troisième langue » (« langue-reine », ajoutait-il). Telle est la sempiternelle entreprise poétique, celle qu’on peut résumer sous le nom de cratylisme (de pulsion « cratylienne » visant à produire une langue qui émanerait, sans solution de continuité, des choses).

En quoi consiste en effet la singularité de l’écriture poétique ? En ce que la langue du poème, étant accentuée, rythmée, « musicale », entretient avec sa propre matière un rapport charnel, physique, tel que de la nature, de la phusis, (et pas seulement des significations culturellement situées) « parle » en elle. Ce qui ne signifie pas exactement, comme le veut la thèse romantique, que la Nature à proprement parler parle, mais qu’en sa façon d’apparaître quelque chose, image ou bruissement, vient résonner (chanter peut-être), excédant l’ordre de la seule réalité positive, dans la langue du poème. Ou encore, on dira que celle-ci (la langue du poème) entretient avec la nature (hors de l’homme et en l’homme) un lien (lointain sans doute) de connivence sensible, affective, un lien presque organique, corporel, « motériel ». C’est l’hypothèse de Rousseau établissant la primauté du son – du cri, de la plainte – sur le sens, du chant sur la parole, et de l’accentuation sur l’articulation.

Une langue autre, plus proche de la matérialité naturelle, plus « motérielle », c’est bien quelque chose de cet ordre que Sophie Loizeau cherche à retrouver. Elle invente pour ce faire le dispositif d’une « édition bilingue écrit/dit » (telle est l’indication qui figure en page de garde sous le titre). Dispositif où le texte de chaque poème est suivi de « sa partition vocale » notée (en partie) à l’aide de l’alphabet phonétique international, comme virtualité, insérée dans le livre, d’une possible performance orale. En résulte un effet de diplopie, de double vision, de double lecture – un « écouter/voir » qui suggère au lecteur que l’écrit n’est aucunement autosuffisant, que le sens humain ne suffit pas, qu’en ses énoncés affleure autre chose qui est du bruit, du son, de l’inarticulé, venu du monde naturel extra-humain, et par où nous nous rapportons, nous appartenons, à une nature (un chaosmos) qui de toutes parts nous excède.

 

* Métaphysique du sentiment, Cerf, 2016, p. 171.

 

 


 

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