Marqueterie générale / Hubert Duprat de Bertrand Prévost par François Huglo

Les Parutions

17 nov.
2020

Marqueterie générale / Hubert Duprat de Bertrand Prévost par François Huglo

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Marqueterie générale / Hubert Duprat de Bertrand Prévost

 

            Il ne faudrait pas enfermer Hubert Duprat dans l’étui délicat du trichoptère, dont les larves se fabriquent « un vêtement le plus hermétique possible » en ajustant or, nacre, ou turquoise, selon un travail où Roger Guimps et Rodolphe Bonnet ont vu de la mosaïque, le chanoine de Labonnefon de la marqueterie, et Jules Michelet les deux, sa référence à la mode (« Après avoir filé la robe ») pouvant nous rappeler la confection de la Recherche. Une note en bas de page de Bertrand Prévost apparente cet art à celui de la citation, puisque le motif de La Montagne de Duprat « provient d’un détail du pavement historié de la cathédrale de Sienne ». Citation du travail des paveurs, qui citent celui du marbre ? Bertrand Prévost, qui ne cite pas Ponge, considère pourtant la « marqueterie générale » d’Hubert Duprat comme à la fois un parti-pris des choses et une rage de l’expression, voyage à travers « la matière, exemple pour l’écriture et providence de l’esprit » (Francis Ponge, Lyres).

            Hubert Duprat, artiste sans atelier, délègue la fabrication de ses œuvres. Si les trichoptères font « œuvre de marqueterie », c’est « uniquement en vertu de la disposition agrégative et superficielle de leur fourreau ». Comme les rayons d’abeilles, dont Duprat donnera « une version cristalline mais irrégulière », celle d’un vitrail, le travail avec et par le trichoptère « est d’abord l’expérience d’une composition immanente, dans la matière ». C’est encore « en intimité avec elle » que La Montagne de Duprat « invite à penser une plus large marqueterie géologique, étendue cette fois à toute la surface de la Terre ».

            Si, pour Ponge, « tout et tous —et nous-mêmes » sommes « les produits textuels » de la « divine Matière », Duprat cherche moins dans ce texte un sens qu’une syntaxe : comment c’est fait, de quelles structures, de quelles textures, et surtout comment ça tient. Alberti et les classiques répondaient : par unité supérieure, loi universelle. Mais ils refusaient de voir « que la question de l’agencement des parties (la composition) n’est pas différente de celle de leur genèse ». À travers ses citations de la nature des choses, des choses de la nature, Duprat cherche, comme l’écrit Nicole Caligaris (Le jour est entré dans la nuit), « la plus grande solidarité des éléments, même s’ils sont hétérogènes », et « la force de cohésion de la matière ». Son travail textuel est « de maçonnerie ». Duprat conjugue les matières, parce qu’il y a (et pour montrer qu’il y a) de la conjugaison en chaque matière. D’où son Cassé-collé : l’éclat « fait œuvre de sculpture », comme chez Novalis le « fragment » fait texte ou poème. Toutes les pierres, et la lune, ne sont-elles pas des éclats de la Terre, elle-même agrégat d’éclats d’une supernova primitive ?

            À la différence du principe de mosaïque, celui d’une « indépendance totale de la division par rapport aux figures » (pointillisme de Seurat, Signac, pixels des écrans, instantanés photographiques du cinéma, que Bergson opposera au « galop du cheval sur les frises du Parthénon »), le principe de marqueterie postule une « dépendance totale des divisions à l’égard des figures », indécomposables comme dans un atomisme. Montaigne comparait son livre à « une marqueterie mal jointe ». Duprat « ne cesse de parcourir » l’ « écart technique » entre mosaïque et marqueterie. Le fût formé de cristaux de pyrite renvoie à la première, Marqueteries moins à la seconde qu’à « son ancêtre italien du XVe siècle : l’intarsia, de même les Entrelacs que Prévost rapproche du damasquinage. Le plus souvent, les sculptures « participent d’un mixte technique » entre les deux.

            La multiplicité technique de la marqueterie amène Natacha Pugnet à parler de « fabrique surdéterminée », non « chose technique » mais « puissance » ou « virtualité technique ». Marqueterie élargie, en extension, et marqueterie inversée, retroussée « à l’instar des éruptions volcaniques qui sont la marque perceptible de la déstabilisation des reliefs ». Retournant l’étui du trichoptère, Hubert Duprat « marche dans les pas » de Paolo Ucello et de Piero della Francesca. Ucello « se refusait à voir dans la perspective une construction spatiale extérieure aux figures, mais bien davantage une construction des figures elles-mêmes », critique inhérente du système alberto-brunelleschien. Piero della Francesca donnera la même souveraineté au plan, imposant la marqueterie comme paradigme « pour penser une perspective tout en surface ». La marqueterie d’Hubert Duprat « cristallise d’abord une expérience visuelle », un « acte du regard ».

            Une « marqueterie intensive » considère la séparation comme mouvement intime de la figure, « dans l’épaisseur », à même « la profondeur terrestre ». Casser pour voir, c’est pour Nicole Caligaris (o.c.) à la fois une « joie de la première enfance » et « l’action de la connaissance ». Le désir de pénétrer, d’habiter, mène Hubert Duprat dans les grottes maniéristes du XVIe siècle, qui cherchaient à retrouver la « dynamique productive » de la natura naturans. Il reprend un projet de Bernard Palissy, celui d’une grotte émaillée, parce que « les figures n’y sont en rien produites par une action extérieure mais par le seul jeu d’une puissance interne, immanente à l’espace de la grotte ». Des tubes tapissés intérieurement de cristaux font songer aux géodes, mais aussi au fourreau des trichoptères, qui serait retourné Comme un gant (titre de l’œuvre). « Le mouvement génétique d’une figure est celui d’une involution, soit un rapport du matériau à lui-même, et non d’une forme imposée de l’extérieur ». Dans le travail de Duprat, renaît l’antique tradition qui rend l’objet capable de produire des images, et ouvre en lui ce « principe de distension entre une réalité et ses virtualités » que, sans rien de spirituel ni d’animiste, Étienne Souriau appelait « une âme ». Duprat renoue avec Caillois qui considérait les cristaux dans leur « impureté essentielle », leurs « transparences gangrénées », ce « rapport à soi de la pierre » entretenant « une modalité de la différence en soi ».

            Duprat ne projette pas sur un plan, ne casse pas, ne clive pas, mais découpe dans la profondeur, explorant « cette dimension intérieure de la surface » et le « pli dans la matière » qui nous rappelle Leibniz lu par Deleuze. Les Agates reprennent « à leur compte les gestes artisanaux du marbrier ou du marqueteur ». La carrière s’impose à Duprat comme un « geste du regard » qui permet de « voir dedans et dehors tout ensemble » des « matières expressives ». Il distingue en effet « entre matière physique et matière esthétique ou expressive », celle-ci étant « toujours produite, construite, inventée ». Il rejoint là Deleuze et Guattari : « À la matière formée ou formable, il faut ajouter toute une matérialité énergétique en mouvement, porteuse de singularités ou d’heccéités (…) Il s’agit de suivre le bois (…) au lieu d’imposer une forme à une matière » (Mille plateaux). Pour Bertrand Prévost, Hubert Duprat « n’est pas un artisan du faire mais du suivre ». Sa « méfiance envers la poïésis, ou plutôt envers son héroïsation », l’amène à « sculpter par sédimentation », à « œuvrer le temps lui-même ». Son atelier virtuel, symbolique, n’est pas la condition de production de l’œuvre, mais le produit de l’œuvre. Au fil de la lecture, par Bertrand Prévost, des œuvres citées par de nombreuses photographies, nous sommes invités à « voir en marqueterie », élargissant par là, en profondeur, notre vision.

 

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