Petit traité de la marche en plaine de Gustave Roud par François Huglo

Les Parutions

16 juin
2019

Petit traité de la marche en plaine de Gustave Roud par François Huglo

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            Rousseau marchant « seul et à pied » donne le ton : « Je dispose en maître de la nature entière ». Comme en écho à l’exergue, Gustave Roud surplombe dès les premières pages de son Petit traité « l’espace, le temps couchés comme des chiens à nos pieds ». Plus loin, l’homme répond à son reflet : « Ce n’est pas moi qui habite l’espace, c’est l’espace qui habite en moi, et le temps lui-même, et ils dorment à mes pieds. Je suis le maître ».  Mais quand le corps l’appelle, « Ombre à mes pieds, couchée parmi les feuilles ! », celle-ci l’ignore : « À tes pieds frissonnante comme un chien devant le maître qu’il ne comprend plus ». Hanté par son double, le promeneur solitaire marche seul à seul. D’où le titre de la postface de James Sacré à cette réédition des proses publiées à Lausanne en 1932 : « Solitude est peut-être un autre nom d’Aimé ». Nom du « livre ami », du « paysan dans les Écrits de Gustave Roud » ? Aimé « n’est en fait personne », aussi désincarné que les noms de villages qui n’existent plus. Où Albert Béguin voit une tentative d’acclimatation, un effort vers un « apatriement terrestre », Sacré éprouve une séparation : « Tout écrit n’est-il pas un requiem ? ».

 

            Ici, c’est à Virgile que Roud fait écho : « Lucide cruauté » du O fortunatos qui « sépare à jamais le bonheur de la conscience que l’on en pourrait acquérir ». La conscience ne tient rien. Il faut quitter « le monde des signes » pour entrer « dans l’univers des choses », toucher enfin : « Oui, ma main va se refermer sur quelque chose, comme celle des hommes qui m’entourent ». Mais le poète restera l’étranger. Aimé, paysan virgilien, n’est qu’une ombre qui se dérobe : « Tu existes. Tu es. Tu es ce que j’aurais pu être, et tu ne le sais pas. (…) La lune se lève, tu fais sur le mur l’ombre d’un homme. Je n’en ai plus ».

 

            Contrairement au montagnard voué aux « finasseries entre le jarret, le roc et la corde », le marcheur en plaine éprouve la proximité du ciel « qui respire, qui palpite sur sa proie et se rapproche » avec les étoiles. La proie désire le prédateur. « O ruisselle enfin, pluie suspendue ! Par pitié, que je croule en cendres sous l’averse de feu ! ». Plus loin : « Comme le moissonneur sous la pluie d’été arrache le linge de son corps, livrant sa poitrine à la grêle des gouttes énormes, que je me couche parmi les feuilles tombées, sous l’averse de votre étincellement ».

 

            Plaine en plein ciel, avec ses étoiles « inexorables », « très cruelles », « vivantes » : « Vous m’attendrez toujours, monstrueuse image de moi-même » (Cassiopée est « le corps de la douleur sans nom »). Les panneaux kilométriques font des constellations de nombres et de noms, inscrits en capitales au milieu de la ligne, espacés du texte, donnant à la page l’aspect d’un poème spatialiste. L’errant est chassé par « ces gens trop heureux qui ont leur vie, leur maison, leurs champs ! Et qui ont peur des souliers troués ». Franciscain ou rimbaldien, il mange l’air, qui le rassasie : « D’une seule gorgée qui sent le sapin, la fanfare, l’acétylène, la poussière, vous savez tout ». Mais il ignore sa place parmi les autres hommes. Il mentirait en inscrivant sur le registre une « origine », un « nom », un « métier ».

 

            Il marche dans un « paradis de l’allusion, décantation du monde, fluide reflet du réel, ombre plus belle que la proie », toujours « hanté d’un nom à découvrir plus loin, plus loin encore ». Face à la vitre d’un « wagon d’ivrognes » et à sa surface, il n’y a « qu’un homme et son reflet ; un homme qui n’a pas voulu d’une épaule humaine où appuyer sa tête, qui a choisi cette dure épaule de verre… ». L’ « autre demeure » dont il cherche les matériaux est « impossible à concevoir sous le soleil, tant que dure la triomphante évidence de ce monde ». Cette « autre demeure que je bâtis sous les étoiles est plus belle que ce monde, mais comme elles inhumaine, et elles rient de cet orgueil toujours plus près de sa ruine ».

 

            Comme celle des Pollens de Novalis, la constellation de l’espace et du temps chez Gustave Roud est fragmentation. Il est de ceux qui refusent le « temps linéaire », et dont le « secret désir » est « de faire un absolu de chaque seconde. Leur châtiment : d’y parvenir peu à peu. Ils ne sont plus un être qui se transforme, ils sont une succession infinie d’êtres distincts », dont la pulvérisation s’évanouira dans le « présent de l’éternité ». La « succession de l’instantané » n’a « aucun sens » : les choses apparaissent « une à une dans l’effrayante inanité de leur isolement (…). Comment reconstruire un univers aussi décomposé ? ».

 

            Toute rencontre est précaire, « acceptation sans cesse renouvelée » d’un « accord entre l’homme et le monde », engendrant « une sourde sérénité ». D’adieu en adieu, « j’ai touché une présence humaine, je puis retourner au royaume des signes et des ombres ». Allusion à la tuberculose ? La salutation aux fleurs vient « aux lèvres comme un jet de sang ». Ma mort : mon double, cette Camarde dont la faux « joue avec la lumière moribonde et la nuit » ? Sa voix « est l’écho de la mienne » et murmure « imperceptiblement adieu ». Il n’est « nul besoin de prendre congé. Le voici qui vous est donné de partout. C’est bien ». La rencontre est différée. L’écriture consent à la différer. « Tout est réconcilié dans la même absence ». Elle apprivoise et transmet par l’écart entre mots et choses, homme et reflet, corps et ombre, cette infinie distance des « espaces » qui effrayaient Pascal : « Que d’autres vivent ou cherchent à vivre. Il fallait se perdre pour vous retrouver ».

 

 

 

 

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