Poésie sur place de Christian Prigent par François Huglo

Les Parutions

27 mars
2019

Poésie sur place de Christian Prigent par François Huglo

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            Il y a du détournement de clichés genre Banania dans la formule de Sartre « Le jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place », tirée d’un article publié par la revue América en 1947. Ce texte décrivait une soirée au Nick’s bar de New York, à rebours de tout exotisme, de tout consumérisme : « Ils jouent. On écoute. Personne ne rêve (…). Pas la moindre consolation (…). Le contrebassiste a l’air de moudre (…). Ils vous réclament, ils ne vous bercent pas ». Telle, la « poésie sur place » selon Prigent. On dirait une définition de la performance. Mais quelles sont ces places, ces lieux d’intervention qui rendent la poésie effective (« Lire des textes en public n’est pas déclamer la poésie mais l’effectuer sur place »), dans « l’altercation entre la sophistication écrite (…) et la soufflerie physique » ?   Que porte le son, qu’emporte le rythme, que composent les voix ? Pas de poésie (sur place) publique sans rumeur publique. « Projet : faire éprouver le poids de langue hétérogène, incentré, troué et dissonant dont est faite la rumeur de fond d’où tout écrit tire le matériau qu’il va formaliser. Cette rumeur, c’est "l’expérience", non pas la vie nue (une "nature"hors langue) mais le réseau des représentations toujours-déjà formalisées dans lesquelles nos vies se déplacent, se déforment, se reforment ». La performance écoute comment la rumeur publique se fait, se défait. C’est « jouissif et angoissant ». C’est politique. Loin des « flonflons "engagés" », la poésie qui « fait rouler dans la feuille verbale une nervure stylistique monstrueuse » porte sur l’agora une « guerre des signes », comme l’écrivait Christian Prigent pour présenter la revue TXT (Vidéographie, 1984).

 

            Cette guerre n’est pas éteinte. Elle sollicite les parlêtres (parlêtre, parlêtrons, parlêtrez : l’étron lettré renvoie à « l’écrit, le caca », TXT n° 10) en ces temps où, de Stanislas Dehaenne en Jean-Michel Blanquer, la psychologie cognitive prend le pouvoir. Le mental est réduit au cérébral, l’activité du cerveau à celle d’un ordinateur qui traite de l’information. Adieu Marx, adieu Freud : travail et inconscient sont gommés du programme de philo. Via les médias ou contre eux (Trump les considère comme « l’ennemi du peuple, il n’est pas le seul), la guerre des signes fait rage, et le petit livre noir, accompagné d’un CD ou l’accompagnant, qui réunit des « partitions » composées pour des lectures-performances, exécutées lors de nombreuses séances publiques, parfois à deux voix avec la comédienne Vanda Benes, ne la fuit pas. La poésie n’est pas une citadelle assiégée.

 

            En 1977, « La leçon de chinois » usait d’une langue « sans connexions grammaticales, peu conjuguée », pour déformer, reformer « un peu de "français", propulsé par flashes ». Dans propulsion, il y a pulsion : anale au début (« Quand je regarde la peinture / J’peux pas l’encaca / J’pet papa / J’peux pas l’encadrer »), orale à la fin (« Le monde entier est dans ma bouche »).

 

            Le « cerveau » selon les neuroscientistes est « disponible » aux publicitaires, à leurs sommations à la consommation. Sommation unique : « Jouissez ! ». « Idiotement ressassé, l’obsessionnel orgasme » donne lieu (et place) à des « litanies » (première version en 1981), à un questionnaire quasiment médical, où « T’as eu combien d’orgasmes ? » rime avec « Tu as bon pied, bon asthme ? ». Techno-scientisme pas loin : « T’as ton orgasmomètre ? ». Clergé non plus : « T’as lu ton catéchorgasme ? » (variante rouge : « Ton révolutionnorgasme ? »). Injonctions des Diafoirus du conformisme : « Dites 33 : orgasmez ! / Ouvrez la bouche, qu’on voie votre orgasme ! ». C’est politique : c’est satirique.

 

            Voici justement le « pnigos » (première version : 1985) de la comédie attique : suffocation, « emballement catastrophique, angoisse et rire mêlés », où sont allègrement remués des clichés pornographiques (« les-derniers-outrages », « créature-de-rêve »), politiques (« une-relation-sadomasochiste-au-niveau-de-la-position-de-classe ») comme « une sauce qui risque d’attacher si on arrête » (de tourner, de détourner).

 

            Transposant le katajjak inuit, la « liste des langues que je parle » (première version : 1997) fait entendre « deux voix en une seule (voix de tête / voix de ventre) pour une litanie de langues expirées en pure perte ». Citons le « joychien », le « guyotard », le « populacan », le « petit nègre comme la pègre », le « bourge », le « besque » et le « bourbesque ». Dans « Ironie mon trésor » (première version : 1985), « l’écho sonore » à ces trois mots « remplace l’engrenage narratif ». « Je ne suis pas un monstre » (même année) se veut un « hommage à Geoffroy Saint-Hilaire », dont « la voix soufflée » (« ouf ! ») « asphyxie » les monstres.

 

            Prigent pop star ? À l’instar de celles des sixties chantées par Birkin, les stars de cet « ex-fan des seventies » (première version : 1985) évoluent dans un monde pop qui conjugue « Woolite et Xollers », « Marx et Mercks », « Juvia Cristella et Jack-des-Rideaux ». À un référendum, ce peuple pop répond « oui ! » à Barthes, « no ! » à « Normal-Sup-Mao », à « The Big-post-68-anti-marx-pro-deo-jase-band », à « The New philo-wave », à « The Faf Attractions », à « The Sons of Tel Quel and University ».

 

            Une « marche pour les sans papiers » (inédit, 2014) s’écrit pour les « une, deux, dix, cent voix » qu’elle entend dans leurs « cent pas ».

 

            Comme le pop à l’avant-garde, ou la langue basse aux locutions latines dans les « craductions » de Verheggen, Justine donne la réplique à Clélie dans « Clélie avec Sade » (inédit, 1984). « À Tendre-sur-Inclination ? / —Le clito tend à l’érection ! ».

 

            Jean L’Anselme : « « Trop de culture en poésie c’est pareil que trop de fumier dans vos cultures : vos radis ont de grosses têtes mais ils sentent le navet ». Christian Prigent : « À force de style imagé / Il a la langue chargée ». Trope, c’est trop ! « Le rhétoricien malade » (inédit, 1985) chante sur l’air popularisé par Ouvrard (« Ah, mon Dieu, qu’c’est embêtant… ») des tapinoses qui riment avec arthrose comme eczéma avec zeugma, hypallages avec carnage, métonymies avec anémie, épitrochasmes avec spasmes. « C’est embêtant », mais qui échappe au « d’voir parler patraque » ? « Sous les mots, le mal », disait la leçon de chinois. Pas la plage. Sain trope n’existe pas.

 

            Pop encore, politique toujours, « NCIS » (2010) livre à deux voix des prélèvements dans le synopsis d’épisodes d’une série TV, les (dé)tourne en dérision : « Or l’entraînement des Marines jeunes n’a pas pu empoisonner le silence (…) Un corps empoisonné dort en silence (…) Un OVNI sec roule ses excréments à terre (…) Un garçonnet ! Dedans, les mains font affreux ». Au carré visuel et auditif (rimes) « 11x11 » (2009) succèdent « 104 slogans » (2008), formules assemblant en quatrains le « lyrique basique », l’ « invectif graffité » et le « métaphysique tagué ». « Zoorthographe d’usage, sotie pour deux voix » (inédit, 2018) se joue de (en rajoute à) l’écriture inclusive : « Au zoo, le-la visiteur.trice grammairien.rienne peut désormais admiratif.tive observer les bê.te.sss suivan.te.sss : (…) le.la hippopotam.tame (…) le.la zébu.bue/ le.la phacocher.chère / le.la bison.zone (…) / le.la civet.te de le.la pin.pine ».  

 

            Ces textes et sons qui condensent un parcours ne font pas anthologie mais projectile. Manuel de savoir vivre à l’usage de plusieurs (les dates l’indiquent) générations. Vivre ou survivre : persévérer dans son parlêtre. Exercices pratiques.

 

 

 

 

 

 

 

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