Polisseur d'étoiles de Federico Garcia Lorca par Christian Désagulier

Les Parutions

28 avril
2016

Polisseur d'étoiles de Federico Garcia Lorca par Christian Désagulier

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Question de traduction (3) : question de sacrifice

 

 

Soit t [A>B] (x) la fonction de traduire le poème x de langue A, la langue mère du poète, vers la langue B..

Soit les propositions de traduction telles que t [A>B] (x) = a, b, c, …, n..

Une traduction parfaite serait telle que t [B>A](t [A>B] (x)) = t-1[A>B] (x) = t [A>B] (x) = x : c'est à dire, quand la traduction de la traduction de x restituerait x dans toute sa chair sémantique et somatique, sa facile complexité : le comble de la traduction..

Une traduction réussie serait telle que t [A>B] (x) = ε.x avec ε qui tendant vers 1, c’est à dire quand la traduction a, b, c, … ou n reviendrait au poème x à ε (epsilon) près, c'est à dire quand ε tendra vers 1, c’est à dire quand t [A>B] (x) ressemblera à un poème, ε reflétant la constante traduisante de la traductrice ou du traducteur..

Hors de la poursuite désespérée de cette quadrature, demeure la solution de composer un autre poème y à partir de la pensée de x, tel que y/x tendra vers 1, dont la matrice fondatrice de la composition pensée dans la langue A sera convertie en B, moyennant des facteurs de conversions sémantiques, somatiques, acoustiques, géographiques, historiques et sociaux congruents..

Des poètes, car il faut obligatoirement l'être, ont prouvé, préférant la solution y, qu'il était possible de traduire d'autres poètes pourvu de partager les mêmes affinités matricielles, dans l'obsession d'accomplir à rebours le chemin du poème, d'en marquer l'arrêt médusant à toutes les stations, d'en restituer la vision crachée : la traduction n'est pas un exercice mais un exorcisme..

 Pour citer quelques exemples de t [A>B] (x) = y et s’en tenir aux traductions de l’espagnol, de Guy Levis Mano et Guy Debord Les Coplas de Jorge Manrique, de François Maspero Poemas Humanos et España aparta de mí este cáliz et depuis d’autres langues André du Bouchet depuis Shakespeare, Joyce, Hölderlin, Philippe Jaccottet depuis Rilke ou Homère, André Markovitz, Pouchkine et Dostoïevski, Yvan Mignot son frère Khlebnikov. Il y en a, mais ils ne sont pas nombreux à s'être résolus au sacrifice du résidu insoluble au lieu de travailler à réduire ε..

Aujourd'hui Danièle Faugeras propose une nouvelle traduction B intégrale des œuvres poétiques A de Federico Garcia Lorca pour la raison, nous confie-t-elle, qu'elle a vécu sa jeunesse en Andalousie et que depuis ces poèmes lui sont de compagnonnages remémorants vitaux.. Le motif est beau de revoir un livre d‘images et de musiques et de vouloir détailler chacune d’elles avec la langue maternelle.. Un livre en forme de bloc au petit format épais quasi carré, aux abstraites encres sombres chaudes des illustrations, qui en fait un mémento conçu pour se loger dans la poche d’un sac de voyage sur la planète du poète..

 Toutefois, si nombreuses sont les traductions de ses poèmes, qu'un motif privé ne saurait suffire à mettre sur le marché un ouvrage de plus. Mais quelle est la raison de vouloir publier la traduction des poèmes qu'elle sait lire et sentir en espagnol et ressentir l’irréductible ε ? On se dit que publier dans une collection dédiée aux sciences humaines intitulée Po&Psy, que Danièle Faugeras dirige, nous promet une approche nouvelle, un éclairage et une prise de son des poèmes originaux, différenciants. Même si le titre de Polisseur d'étoiles qui pourrait avoir valeur de programme, lequel est celui d’un vers de Federico Garcia Lorca extrait de Veleta (Girouette) s’applique au vent venu du nord..

Danièle Faugeras voudrait-elle faire partager sa découverte d'une nouvelle matrice de conversion t [A>B] (xLorca) qui restituerait l'univers du poète andalou mieux que les précédentes traductions (André Belamich, Pierre Darmengeat, Alice Becker-Ho, Line Amselem, …tant d’autres désormais en ligne sur internet) qui se rapprocherait ne serait-ce qu'infinitésimalement de 1 - dans toutes ses dimensions spirituelle et charnelle, espagnole classique et gitane, conventionnelle et rebelle, dont l'œuvre tout entière est une illustration parfaite de la formule de Miguel Torga : « l'universel c'est le local sans les murs.. » ?

Allons-y voir à partir d'un exemple et lequel, le plus paradigmatique du recueil Poema del Cante Rondo intitulé simplement La guitarra, qui est l'un des poèmes les plus faussement et magnifiquement simples de Federico Garcia Lorca :

 

Empieza el llanto
de la guitarra.
Se rompen las copas
de la madrugada.
Empieza el llanto
de la guitarra.
Es inútil callarla.
Es imposible
callarla.
Llora monótona
como llora el agua,
como llora el viento
sobre la nevada.
Es imposible
callarla.
Llora por cosas
lejanas.
Arena del Sur caliente
que pide camelias blancas.
Llora flecha sin blanco,
la tarde sin mañana,
y el primer pájaro muerto
sobre la rama.
!Oh, guitarra¡
Corazón malherido
por cinco espadas.

 

Voici la traduction de Danièle Faugeras :

 

Elle s'est mise à pleurer,
la guitare.
Les coupes de l'aube,
se brisent.
Elle s'est mise à pleurer,
la guitare.
Inutile
de la faire taire.
Impossible
de la faire taire.
Elle pleure monotone
comme pleure l'eau
comme pleure le vent
sur la neige qui tombe.
Impossible
de la faire taire.
Elle pleure pour des choses
lointaines.
Sables du sud brûlant
qui demande des camélias blancs.
Elle pleure la flèche sans but,
le soir sans lendemain,
et le premier oiseau mort
sur la branche.
Ô guitare !
Cœur mortellement blessé
par cinq épées.

 

Empieza el llanto / de la guitarra, « elle s'est mise à pleurer / la guitare » au lieu de « Commence le pleur / de la guitare » : cela commence curieusement par une verbalisation dont on ne comprend pas bien le motif comparée à celle historique également fautive, selon nous, d'André Belamich (Œuvres complètes, La Pléiade, 1981 et 1990) :

 

Commencent les larmes
de la guitare.
Se brisent les coupes
du petit jour.
Commencent les larmes
de la guitare.
Inutile
de l’arrêter.
Impossible
de l’arrêter.
Elle pleure, monotone
comme pleure l’onde
comme pleure le vent
sur la neige.
Impossible
de l’arrêter.
Elle pleure pour des choses
lointaines.
Sable du Sud brûlant
qui appelle des camélias blancs.
Elle pleure la flèche égarée,
le soir sans lendemain,
et le premier oiseau mort
sur la branche.
Ô guitare !
Cœur blessé
par cinq épées.

 

En effet, on se demande là bien pourquoi des « larmes » (làgrimas) au lieu de « pleurs » justes et homophones de copas, même si des notes de guitares peuvent faire penser à des larmes, oui mais comparée aux notes de la partition. Et puis « inutile de l'arrêter » pour callarla, « la faire taire », au même nombre de syllabes allitératives ? Et non plus Pedir n'a jamais voulu dire « appeler », « réclamer » peut-être.. Ni le manque d'un blanco, d'une « cible » où se ficher, n'est celui d'un égarement..

Danièle Faugeras aurait-elle voulu rectifier un certain nombre d'approximations qui feraient de la traduction de Lorca dans la Pléiade, une œuvre peu recommandable à lire, d'autant que les traductions des différentes œuvres du poète ne sont de la même main tandis que la sienne, si ?

 Pierre Darmangeat a fait paraître également entretemps une traduction de La guitarra (Anthologie bilingue de la poésie espagnole, Editions Gallimard, La Pléiade, 1995). Voyons voir :

 

Commence le pleur
De la guitare.
De la prime aube
Les coupes se brisent.
Commence le pleur
De la guitare.
Il est inutile de la faire taire.
Il est impossible
De la faire taire.
C’est un pleur monotone,
Comme le pleur de l’eau,
Comme le pleur du vent
Sur la neige tombée.
Il est impossible
De la faire taire.
Elle pleure sur des choses
Lointaines.
Sable du Sud brûlant
Qui veut de blancs camélias.
Elle pleure la flèche sans but,
Le soir sans lendemain,
Et le premier oiseau mort
Sur la branche.
Ô guitare !
Ô cœur à mort blessé
Par cinq épées.

 

De nouveau inversion incompréhensible des vers 3 et 4 qui réduit à néant l'espoir de quelque chose de simple et fidèle, où « la prime aube » pour la madrugada est préférée à « aube » (Faugeras) ou « petit jour » le plus précis (Belamich) ajoute des effets, surannés et acoustiques, discutables, une couche de complexité quand « crépuscule » pense-t-on, irradierait dans une bande de fréquence plus proche de madrugada. s'il n'y en avait pas deux, un du soir et un du matin : « aurore » ne serait-elle pas mieux accordée ?

Et puis encore « chaud », caliente, n'est pas « brûlant », ardiente, là aucun des trois traducteurs ne fait montre de rigueur sensible – aucun des trois ne sait jouer de la guitare probablement : il est question de cette sorte de sensation de chaleur de rosée que produit le pincement des cordes de la guitare qui permettrait aux Camélias blancs de pousser dans les sables du sud et non pas des sables brûlants dévolus aux épineux..

Et puis ce n'est pas la même chose de pleurer « pour » dans le sens de « par » que de pleurer « sur » quand il est écrit Llora por cosas. Ni les « blancs camélias » ne sont aussi aveuglément blancs que des « camélias blancs » (Faugeras et Belamich), blancs comme des cibles ?

Moralité : associée à l'étude de la langue espagnole, qui se prononce comme elle se lit quasi dans le texte original, dont les mots et la grammaire ne déroutent pas un francophone, il vous reste, cher lecteur, à entreprendre une initiation à la guitare flamenca et puis à procéder à votre propre traduction de La guitarra qui n'en sera ni meilleure ni pire que toutes celles connues à ce jour de Federico Garcia Lorca..

La traduction doit être faite par tous et collectivement, par entrecroisements successifs et non pas d'une seule main.. Deux sont au moins nécessaires, une pour tenir le poème par les ailes pour l’empêcher de s’envoler à nouveau, l’autre le couteau, ici en acier de Tolède, pour en faire le sacrifice et couler l’encre sur le métier à traduire..

Le poète dont l'eau du sang répandu par tous jusqu’au dernier des orifices, le poète à corps d’azote et de fer voyage dans l'eau qui a de la mémoire depuis que Jacques Benveniste en a apporté la preuve, alimente en poèmes les sources d'Andalousie. Le poète, dont l'eau du sang continue de grossir les tomates accrochées aux banderilles d'un jardin potager sauvage, vaut que la traduction de ses poèmes ne laisse pas croître les gourmands :

 

Empieza el llanto / Commence le pleur
de la guitarra.
/ de la guitare.
Se rompen las copas
/ Se brisent les coupes
de la madrugada.
/ de l'aurore (l’aube, le petit jour).
Empieza el llanto
/ Commence le pleur
de la guitarra.
/ de la guitare.
Es inútil callarla.
/ (Il est) Inutile de la calmer (le faire taire, l'arrêter)
Es imposible
/ (Il est) Impossible
callarla.
/ de la calmer.
Llora monótona
/ Pleure monotone
como llora el agua,
/ comme l’eau pleure
como llora el viento
/ comme le vent pleure
sobre la nevada.
/ sur la neige
Es imposible
/ (Il est) Impossible
callarla.
/ de la calmer.
Llora por cosas
/ Pleure (par, pour, à cause de) (l’éloignement) des choses
lejanas. /
lointaines (des choses).
Arena del Sur caliente
/ (Le, Un, Du, Pour) Sable (du Sud) chaud du Sud (chaud)
que pide camelias blancas.
/ qui (demande, réclame, appelle, prie) pour des camélias bl
Llora flecha sin blanco,
/ Pleure la flèche sans but (sans cible, aveugle)
la tarde sin mañana,
/ le soir sans lendemain
y el primer pájaro muerto
/ et le premier oiseau mort
sobre la rama.
/ sur la branche.
!Oh, guitarra¡
/ ¡Oh, guitare!
Corazón malherido
/ Cœur blessé
por cinco espadas.
/ par cinq épées.

 

Que l'on pourrait traduire rétrospectivement « par six épées », d'après les six cordes de La guitarra*..

 

 

 

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* Cette note complète provisoirement Comment écrire avant, comment traduire après paru sur poezibao ainsi que Question de traduction (2) : que reste-t-il paru sur sitaudis

 

 

 

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