POUR UN PACTE DEMOCRATIQUE d'Eric Clémens par François Huglo

Les Parutions

23 nov.
2017

POUR UN PACTE DEMOCRATIQUE d'Eric Clémens par François Huglo

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En cet indispensable « manifeste », on cherchera en vain la spéculation sur le ressentiment, la folie furieuse ordinaire, la victimisation qui déresponsabilise. Imparfaite, la démocratie ? Oui, donc perfectible. Son « impossible » consiste à « ne jamais s’imaginer que sa forme définitive a été fixée ». Inaccessible ? En chantier, des « expériences passées et présentes » à portée de main, mais jamais clé en main. Comme le souligne Claude Lefort, le réel n’étant « réductible à aucun savoir définitif du fait de sa mobilité brisée, l’incertitude marque toute politique —et oblige au débat ». Éric Clémens ose « une parenthèse désagréable », où il tient « l’idée de  "révolution" » pour « la plus mythique de notre modernité ». L’application des principes républicains entraîne des étapes « inachevées et inachevables ». De la table rase à l’homme nouveau, « un spectre blanc hante la pensée politique : l’illusion du commencement absolu et de sa condition préalable, la destruction absolue ». Illusion meurtrière de la résolution d’une contradiction par la suppression de l’un des deux termes. « En finir avec le capitalisme » : avec l’investissement et l’innovation, le marché international, les échanges commerciaux et culturels ? « En finir avec l’État » : avec la protection, la régulation, la répartition, le contrôle ? « L’illusion révolutionnaire rejoint l’illusion de la "fin de l’histoire", brandie par les néo-conservateurs, qui sous-entend l’avènement d’un régime hors contradictions et hors évolutions, sa "révolution" en somme achevée ». Le populisme de droite oppose un « eux » à un « nous ». Le « dégagisme » du populisme de gauche évite-t-il cet écueil ? Quant à l’insurrection, Clémens rappelle qu’ « un Lénine, avec sa minorité bolchévique, a pu réussir à en accaparer les forces, mais ce fut en liquidant en même temps les soviets qui donnaient une forme institutionnelle à l’insurrection ».

 

La faillite des modèles idéologiques (néo-libéral : État minimal, communiste : État tout-puissant, social-démocrate : État providence) entraîne un brouillage des identités, des mots et des actes, dans la confusion d’alternatives plus souvent fausses que pertinentes : « liberté ou égalité ; tradition religieuse-nationaliste ou modernité médiatique-consommatrice ; réforme (conservatrice) ou révolution (destructrice) ; capitalisme rebaptisé néo-libéralisme ou communisme édulcoré socialisme ; étatisme particratique ou anarchisme ploutocratique ; privé ou public ; individu ou communauté ; plus récemment écologie planétaire ou techno-financiarisation globale ». Au-delà de ces alternatives, la vie démocratique suppose la culture des tensions :

 

Tension entre division et relation : La Boëtie l’a montré, des siècles l’ont confirmé, la « servitude volontaire » vient de « la soumission à l’UN ». Loin de « changer l’homme », de le conformer à un modèle raciste (aryen aux yeux bleus), islamiste (machiste et guerrier), catholique intégriste (intolérant), communiste (le prolétaire-militant), la politique a pour objet, comme l’écrivait Hannah Arendt, « le monde entre les humains ». Les divisions rendent nécessaires les relations « depuis l’antériorité du langage et des liens sociaux-familiaux et depuis le champ d’action de la politique » pour rendre ce monde « partageable » et vivable. La tension de la division à la relation symbolique « permet le conflit hors de la violence ».

 

Tension entre langage et action : Depuis la palabre multimillénaire, le langage donne un espace symbolique à l’action et la régule : débats et élections avant, remises de compte après. Cela suppose la reconnaissance des divergences et de la distance entre les mots et les choses : cette indétermination, cet écart, la violence des conflits, trouvent leur résolution dans « l’encadrement des discours, initiateurs et responsables ». 

 

Tension entre égalité et liberté : « Il n’y a de démocratie qu’entre citoyennes et citoyens égaux et libres », ce qui suppose une école « qui enseigne non seulement ces valeurs, mais surtout le moyen de se les approprier », à commencer par « la prise égale et libre de la parole ». Cet accès à l’intelligence partagée exigerait une initiation précoce à la philosophie.

 

Tension entre légitimité et efficacité : La démocratie directe permanente n’est praticable que dans des petites communautés. Est-elle toujours souhaitable ? Le vote des femmes dans certains cantons suisses a dû attendre les années 1990 ! L’autonomisation des pouvoirs provoque une coupure entre politiciens et populations, « élites » et « masses », politique et société : le manque d’efficacité, l’absence de responsabilité quant aux conséquences des décisions réclamées et des actes commis, sont sanctionnés par une perte de légitimité, que le référendum ne peut rétablir car son seul but est « d’étouffer un débat difficile ». La tension entre légitimité et efficacité serait réduite par une combinaison entre représentants élus et représentants tirés au sort.

 

Loin de nier le réel des divisions où s’opposent aussi liberté et sécurité, majorité et minorité, désirs individuels et bien commun, etc., l’exigence démocratique est de les maintenir en tension.

 

« Quelques inventions démocratiques » ont affronté ces tensions, et peuvent inspirer les nouvelles inventions nécessaires :

 

La démocratie athénienne était directe, ouverte, sans bureaucratie. Elle instaurait l’égalité et la liberté de parole et de vote sur la place publique (et non dans un théâtre parlementaire), avec révocation possible, tirage au sort des plus importants, et éducation renforçant le sens de la communauté et le sens de la modération.

 

Les conseils, que Hannah Arendt fait remonter à la Révolution américaine (Jefferson, système des districts), à la Révolution française (« sociétés populaires », conseils municipaux, « sections »), et à la Révolution en URSS (soviets). Ils ont resurgi au cours de la guerre civile espagnole (1936-1939), lors de l’insurrection hongroise (1956), mais n’ont « jamais été poursuivis », ces organes d’action et de participation s’opposant aux partis, organes d’exécution dont le mode de désignation interne dérive vers l’oligarchie. De ces conseils peuvent être rapprochées les Communes de Paris (1871) et de Shanghai (1967), brutalement réprimées l’une par un pouvoir bourgeois, l’autre par la dictature d’un parti unique. Tous ces conseils sont formés de délégués élus de façon directe, dont les mandats sont limités.

 

Les assemblées libres, souvent accompagnées d’occupations de lieux publics, ont surgi en mai 68, ressurgi avec Occupy Wall street, Podemos, Nuit debout, les « printemps arabes »…  politiques « du comment » selon Ogien et Sandra Laugier, mais éphémères, à cause de « la limitation de leurs revendications », de « leur fonctionnement proche de l’anarchie » et de « leur quasi absence d’action effective —Podemos excepté ».  

 

Le tirage au sort permet de sortir « des impasses de la tendance oligarchique du système électoral multi-particratique et de la désaffection politique des citoyens vis-à-vis de leurs représentants ».

 

Si la politique n’a pas pour but de changer l’homme, elle présuppose une conception de l’être humain, de ses droits de principe, entraînant des droits sociaux concrets. Cet être naît prématurément, ce qui nécessite un apprentissage. Inexpérimenté, il s’expérimente et « prend appui sur ce qui lui fait défaut, le langage », porteur à la fois des divisions et des efforts de relation, d’initiative et d’invention, sur fond d’indétermination et d’interdits. Les activités développées par l’humanité « dépassent la double sphère déterminée de la vie, de la production et de la reproduction ». Le « parlêtre » ne peut être réduit à un « être travailleur ». Hannah Arendt distingue « le travail, l’action et l’œuvre », or le premier s’est éloigné des deux autres, dans une « société de l’épuisement », du chantage à la flexibilité, des contrôles envahissants. Le temps disponible pour l’employeur dépasse le temps rémunéré. Ce travail marchand dissimule un travail non marchand, sous payé ou non payé. À ce travail nécessaire mais forcé, il est urgent de substituer un travail choisi et le partage entre temps de la nécessité et temps de la liberté, aussi distincts que la vie publique et la vie privée. La démocratie s’oppose au totalitarisme, qui efface cette distinction. Elle n’a pas à intervenir, ou n’intervient qu’entre parenthèses, dans l’euthanasie (sauf pour la distinguer du meurtre), la création artistique et littéraire (sauf pour favoriser ses conditions matérielles), la fête (sauf pour responsabiliser), la liberté d’entreprise (sauf pour contrôler ses conséquences sociales), etc.

 

Éric Clémens n’est pas plus marxiste que Pierre Clastres, que citait longuement son essai Penser la guerre, mais Marx l’était-il ? Le passage de la sphère de la nécessité à la sphère de la liberté conclut et ouvre le troisième livre du Capital. Pour Clémens, peut-être plus proche du gendre de Marx, Paul Lafargue, l’une des clés de ce passage est le Revenu de base inconditionnel, l’une des « orientations démocratiques les plus urgentes » avec la sauvegarde des principes démocratiques établis (souveraineté, séparation des pouvoirs, laïcité « en tant que liberté de conscience et autonomie du politique »), le remplacement du sénat par une assemblée délibérative aux membres tirés au sort, l’institution de relations entre groupes socio-économiques et groupes politiques, l’augmentation des crédits à la recherche, à la création et aux divertissements, la réactivation des institutions européennes et internationales par la protection environnementale, la taxe sur les transactions financières et la régulation du commerce mondial, la prévention juridique de toute guerre défensive, à distance du « droit d’ingérence ». Un appendice précise les modalités de ce revenu de base inconditionnel qui avait fait objet d’un précédent essai, De l’égalité à la liberté.

 

  Le manifeste d’Éric Clémens répond au défi que lançait une lettre de Georges Bataille à Dionys Mascolo, le 12 juillet 1958 : « Nous entrons dans un monde où les connaissances acquises permettront généralement de changer l’homme en moyen […]. Nous devons définir ce qui n’est pas réductible à cette transformation ». Nous n’avons pas fini de relever ce défi que Jean-Luc Nancy considérait comme « le ressort le plus profond de 68 ».

 

 

   

 

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