Trois textes de Paul Valéry par François Huglo

Les Parutions

06 juin
2017

Trois textes de Paul Valéry par François Huglo

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La collection Inactuels / Intempestifs des éditions Louise Bottu s’ajoute un troisième livre. Valéry (Trois textes) vient rejoindre Nietzsche (De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie) et Péguy (L’argent). Ces textes se parlent entre eux. Un article de Karl Alfred Blüher a pour titre Valéry et Nietzsche critiques de l’histoire. Cela ne les empêche pas de nous parler ici et maintenant : Péguy des métamorphoses du socialisme, Valéry de celles de l’Europe. Les trois textes ici réunis composent un traitement homéopathique : une éthique en puissance est condensée dans La soirée avec Monsieur Teste (1896), une philosophie de l’histoire dans La crise de l’esprit (1919), une esthétique dans Notions générales de l’art (1935). L’éditeur ne prescrit pas ces trois pilules par hasard.

La phrase mise en exergue au début de La soirée avec Monsieur Teste, « Vita Cartesii est simplicissima » (la vie des Descartes est très simple), s’inscrit dans une tradition à laquelle Valéry restera fidèle quand, en 1941, il présentera les « pages immortelles » de Descartes. « Il s’agit de montrer et démontrer ce que peut un Moi. Que va faire le Moi de Descartes ? Comme il ne sent point ses limites, il va vouloir tout faire, ou tout refaire. Mais d’abord table rase ». Il s’agit donc moins d’un Moi comme représentation, comme image de soi, que de la saisie du doute par lui-même dans l’expérience du Cogito. Monsieur Teste pose la question : « Que peut un homme ? ». Le narrateur qui lui ressemble (ou l’inverse) s’est « rarement perdu de vue », mais refuse de tomber dans le reflet qu’autrui lui renvoie de lui-même : « Nous apprécions notre propre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres ! ». Ce reflet n’est que la monnaie de la pièce d’une monnaie de singe : « Ce qu’ils nomment un être supérieur, est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, —et pour le voir, il faut qu’il se montre. Et qu’il me montre que la niaise manie de son nom le possède ». Le nom : le logo d’une image de marque. Monsieur Teste n’est pas l’homme de la société du spectacle. Plutôt l’homme invisible : « je notais que personne ne faisait attention à lui (…). Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains (…) il avait tué la marionnette ». Les fragments du Narcisse (1919) viseront une source-miroir en-deçà ou au-delà du reflet : « Que tu brilles enfin, terme pur de ma course ! ». Lacan écrira que « le stade du miroir » l’oppose « à toute philosophie issue directement du Cogito », car il est à comprendre « comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image ». Cette « assomption jubilatoire » de l’image spéculaire est « la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet » (Écrits, 1). Monsieur Teste refuse l’identification, et l’image elle-même : sa mémoire ne veut retenir que « cette partie de nos impressions que notre imagination toute seule est impuissante à construire ». Avant l’image et entre les images, il vise la « plasticité » et la « variation ». Ici le doute cartésien s’apparente à la disponibilité d’un Montaigne ou d’un Gide. On songe aussi à Spinoza quand Valéry écrit : « M. Teste n’avait pas d’opinions (…). Jamais il ne riait, jamais un air de malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie ». En bannissant « un grand nombre de mots » de son discours, en donnant à d’autres un éclairage particulier, un poids altéré, une « valeur nouvelle », quitte à perdre leur sens et au mépris de tout « assentiment poli », en ne disant « jamais rien de vague », il apparaît au narrateur « pur de toute duperie et de toutes merveilles ». Pur esprit ? Ce mot, pour Valéry comme pour Tzara, ne désigne pas une expression mais une activité : l’esprit peut « couper et dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer cela, noyer, exhausser, nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu’il a voulu, endormir et colorer ceci et cela… ». L’esprit travaille. La crise de l’esprit est un travail du deuil.

Dans ce texte (« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles… etc. », Jacques Derrida note que « le nom de Marx apparaît une seule fois. Il s’inscrit, voici le nom d’un crâne à venir entre les mains de Hamlet : (…) "l’Hamlet européen regarde des milliers de spectres. Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités (…). S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre (…). Celui-ci fut Lionardo (…). Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de paix universelle. Et celui-ci fut Kant qui genuit Hegel qui genuit Marx qui genuit… Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne ! …Va-t-il cesser d’être lui-même ?" ». (Jacques Derrida, Spectres de Marx). Le communisme n’était-il pas, dès la première phrase du Manifeste, un « spectre » qui « hante l’Europe » ? Valéry prend acte de « l’illusion perdue d’une culture européenne » et de « la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ». Il se méfie de l’espoir, lui préfère les faits « clairs et impitoyables ». Comparant « la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent », à celle « de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté », il laisse le prophète « dans le même sac que l’historien ». Et s’éloigne, en cela, de la filiation Hegel-Marx pour se rapprocher de celle de Nietzsche, qu’il cite avec les ballets russes, les Goncourt, et Rimbaud, comme « composants de cette mixture » qu’aurait été l’Europe « moderne » de 1914. La paix de l’après-guerre n’est plus celle d’avant. « C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? ». L’esprit européen, qui unissait « le plus intense pouvoir émissif » au « plus intense pouvoir absorbant », s’est diffusé. En se démocratisant, le savoir est devenu « valeur d’échange », « denrée », « appareil d’exploitation du capital planétaire ». Il a cessé d’être « une activité artistique ». L’Europe a perdu sa prééminence. Son esprit garde-t-il « quelque liberté » contre la « menaçante conjuration des choses » ? Si c’est « en cherchant cette liberté qu’on la crée », il faut « abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale ». Retour à l’éthique. Revoilà Teste, à l’écart du spectacle, refusant de s’y soumettre, et réservant l’usage des selfies à la seule activité de son esprit.

La Notion générale de l’Art lui donne la même liberté qu’à Teste en l’isolant du monde des marchandises consommables. L’art confère de l’utilité à l’inutile, de la nécessité à l’arbitraire, fait renaître le désir de sa satisfaction, la demande de la réponse. En lui, « la sensation exalte son attente et la reproduit ». L’activité intellectuelle vise le signifié, l’activité artistique s’installe dans le signifiant, mais la pensée concourt à l’art. Valéry laisse aux philosophes l’Esthétique proprement dite. Il s’intéresse au « rôle de l’intellect dans l’Art » et aux « diverses techniques créées pour les besoins de la vie pratique », qui « ont prêté à l’artiste leurs outils et leurs procédés ». Ainsi « les inventions de la Photographie et du Cinématographe transforment notre notion des arts plastiques ». Médiologie ? Valéry en approche, mais craint « que l’accroissement d’intensité et de précision, et l’état de désordre permanent dans les perceptions et les esprits qu’engendrent les puissantes nouveautés qui ont transformé la vie de l’homme, ne rendent sa sensibilité de plus en plus obtuse et son intelligence moins déliée qu’elle ne le fut ». On se souvient de Baudelaire (Fusées) : « nous périrons par où nous aurons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle… » …que la discipline de Valéry, ses séances de discernement, sa soirée d’entraînement avec Monsieur Teste, restent hautement recommandables.

 

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