Un vernis sur le néant de Jean-François Bory par François Huglo

Les Parutions

03 janv.
2023

Un vernis sur le néant de Jean-François Bory par François Huglo

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Un vernis sur le néant de Jean-François Bory

 

 

            Matière première de la chanson de Guillaume d’Aquitaine (« Farai un vers de dret nien »), le néant devient le support du livre de Jean-François Bory, la page noire enluminée à la feuille d’or posée, polie, enfin recouverte d’un vernis protecteur. Ces pages noires, chacune occupée par une vignette d’une sorte de récit en bandes dessinées, sont l’inverse des icones byzantines sur fond d’or. Elles rappelleraient plutôt les revêtements d’or des monuments funéraires égyptiens, ou l’Hymne à Rê du Livre des Morts : « Hommage à toi, qui te lèves dans l’or ». Un texte sumérien cité par Georges Contenau dans son Manuel d’archéologie orientale affirme : « L’or, c’est Enméchara », ce « dieu chtonien primitif parent de Dumuzi, après son passage, à la mort, dans l’autre monde ». C’est une telle aventure, celle de l’écriture et du livre, questionnant au plus intime tout auteur lecteur jusqu’à faire vaciller ces deux termes, que nous conte Jean-François Bory, en un livre comme écrit dans le noir, dactylographié sur l’une de ses machines dorées par ses pinceaux, et à lire dans le noir, chaque heure de lecture défiant la course du soleil : le narrateur proustien ne pouvait croire « que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or », la lecture effaçant « la cloche d’or sur la surface azurée du silence ». Plus loin, Françoise découvre le jour d’été « aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie » qu’elle « n’eût fait que précautionneusement démailloter de tous ses linges avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d’or ». Tel, le livre de (les livres selon) Jean-François Bory.

 

            Matière noire ou trou noir, « les bords de la page baissaient presque / à toucher la terre. / La lumière manque / Tout est éteint ». Il faut « recommencer (ses) livres tout le temps », à partir d’une « bouillie de lettres », loin des « palais de chants, de gloire et d’or », du « chiqué » des crépuscules « tragiques », à partir de « paragraphes recroquevillés », de « fœtus d’idées ». Les ors sont « fatigués, avachis, en lambeaux », retombent dans « le noir », à même le signifiant d’où sourd l’ « angoisse », dans « un flot de zeugmas et d’excroissances absurdes » où disparaissent « les machines à écrire et à vapeur ». Descente aux enfers ? L’esprit manque « glisser sur une partie de noms visqueux ». Mais « comme chacun de nous, j’écris pour raturer la mort ». Envers et contre « le corps tout engourdi de néant, les yeux grands ouverts dans la nuit pas assez obscure pour me cacher ».

 

            Les lignes de corrections pour le récit de Gilgamesh virent au délire (ajouter « quarante-six points-virgules ») ou à la trouvaille féministe : « au lieu de cette petite brune rieuse était coupable de tout il faut lire cette petite brune rieuse était capable de tout ». Des verbes exposés en vitrine sont disponibles en boutique, mais des « adverbes en sang (…) germent au fond de la nuit dans un grand silence », où des adjectifs « asservis » font des « grumeaux » avec des « virgules venues de nulle part ».

 

            « Entre les mots » noyés, « les espaces » tissent un silence écouté « hystériquement », pour un « immense texte à faire ». Mais « cette histoire d’histoires » n’est-elle pas « une chose toute faite / comme si », l’or de Bory remplaçant celui de Cellini, Persée « brandissait L’Alphabet devant Méduse, pour la pétrifier » ?  Finies d’avance toutes les histoires, sapées « les bases » du grand H de l’Histoire, apparaissent « Adam et Eve chassés du Paradis » de Masacio, mais « tout n’était pas perdu puisque / la lecture » fait résonner le silence, entre merle et trille, entre clé de sol et clé de fa, sur la même portée. Y aurait-il « encore du vide » —de la place ? Alors que « les artistes de nos jours on en a mis partout, par précaution, tellement qu’on s’ennuie » ? Oui ! La preuve : « Libre de mes mots, (…) j’ai très peur ! », justement en comprenant « que je n’avais ma place nulle part ». Et « un jour lent se lève sur l’alphabet, déjà une arête de lumière dore le haut des deux T qui fait un torii japonais ».

 

            Sous l’ « or pour les vainqueurs », sous la « capacité » des « poètes contemporains » de « s’émouvoir sans jamais rien ressentir », Bory perçoit le « néant » où il va et d’où il vient, comme chacun de nous, et qui engourdit le corps, les yeux. Il écrit « comme on joue aux dés : distrait par la conversation d’une table voisine », en mêlant à l’émotion « le mystère des lettres », leur révolte aussi, contre le « monde de carnage et de soumission » des mots qui assurent le triomphe des « auteurs les plus sots » et des « livres les plus communs ». Il choisit et choie « les caractères » qu’il insère, dessine, peint, invente ou invite à revoir les peintures de Tintoret à la scuola ei frari. Car il est « bien las du langage quelle histoire ! », et « des rumeurs, des ragots, des potins, des accusations » qu’il véhicule. Pourtant, « Aucun beau soir d’été ne m’a procuré la pleine émotion que j’ai en lisant "par un beau soir d’été…" ». Et « Venise n’est jamais là où on est ». Il suffirait de « commencer, mettre de l’ordre, je dirai Tout. Tout. Je dois le faire. Mettre le monde entier dans les mots ». Car « dans l’obscurité le moindre son peut devenir un mot. Le moindre chuchotement peut devenir une phrase obscène ». Dans « le fouillis des sens », c’est « comme si un livre tout entier se réveillait ». La vie « n’aura été que ça » : des « lettres inscrites avec acharnement sur un objet », ou jetées « à la vanvole ». Le livre peut n’être « jamais publié », tant pis pour les auteurs « tout occupés à emplir des dossiers, des demandes d’aides avant même que d’avoir écrit une première ligne ». Il neige. « Art est un mot inutile ». Mais « merci littérature sans qui le monde ne serait que ce qu’il est ». Merci à ce livre somptueux qui dit en couleurs sur fond noir ses « naissances latentes ».

 

            Nous ne sommes plus contemporains des Très riches Heures du duc de Berry, mais —chance ! (en réécoutant « Golden hours » de Brian Eno avec John Cale et Robert Fripp)— de celles de Jean-François Bory.

 

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