You de Ron Silliman par Christian Désagulier

Les Parutions

30 oct.
2016

You de Ron Silliman par Christian Désagulier

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YOU serait-ce toi ou vous à qui l'ouvrage est dédié ? YOU serait-ce moi qui t'écrit ou qui te lit ?

Voici que paraît le premier livre de Ron Silliman traduit en français dont Martin Richet a choisi de ne pas traduire le titre, car comment sinon par VOUS ou TU ou QUI quand YOU est mis pour Y qui se prononce WHY ? la 25ème lettre correspondant au 25ème livre de L'ALPHABET comme Ron Silliman a intitulé son monumental et dernier opus où la référence à Louis Zukofski n'est pas fortuite.. « YOU. 1995. Un paragraphe par jour, une section par semaine, pendant un an. »

Un homme qui vit et travaille dans l’anse de la baie de San Francisco décide de tenir un journal pendant une année, en ne conservant qu’un paragraphe par jour des notes de tout ce qu’il voit, entend autour de lui, traverse l’esprit en se rendant au travail, à la maison, en courses, de ses rêves, des évènements familiaux auprès de sa compagne et ses enfants..

Après être né et avoir vécu près de 50 ans sur la côte Ouest, y avoir exercé de nombreux métiers en tant qu’éditeur, directeur de développement, participé à la vie de la cité au sein de groupes de travail, des commissions incendies et de la santé dit Wikipédia, il doit déménager pour occuper le poste d’analyste de marché au sein d’une société de distribution de matériel informatique sur la côte Est nous relate Ron Silliman dans la Postface de YOU..

Le journal trace les conséquences de ce changement d’environnement, nous laisse repérer les variables (la météo par exemple) et les constantes (la prééminence de l'automobile pour se déplacer) sur tout ce qu’il voit, entend autour de lui, traverse l’esprit en se rendant au travail, à la maison, en courses au supermarché, avant et après ce déménagement de San Francisco à Philadelphie..

Rien que de très banal sauf que cet homme s’appelle Ron Silliman, que c’est un poète reconnu dans le milieu, que la critique classe parmi ceux de la Langage Poetry (1), du nom de la revue new-yorkaise qui publièrent des textes de Charles Bernstein, Lyn Hejinian, nombre d'autres traduits en revue par Martin Richet (2), sans oublier David Antin qui a récemment quitté notre monde..

Pour ces poètes, il s'agit d'inventer de nouveaux processus visant à générer des poèmes encore inlus en prose.. «  Depuis toujours je m'intéresse davantage à la poésie qu'aux poèmes, aux processus qu'à leurs artefacts.. » écrit-il en Postface.. A cet égard, Ron Silliman, dans les nombreuses interviews qu'il a données et dans les articles où il s'explique sur ces procédures, n'oublie jamais de citer Aloysius Bertand et Charles Baudelaire (3) : Ron Silliman parle plutôt de New Sentence..

 

I

Hard dreams. The moment at which you recognize that your own death lies in wait somewhere within your body. A lone ship defines the horizon. The rain is not safe to drink.

Rêves durs. Le moment où l'on comprend que la mort attend tapie quelque part dans le corps. Un navire isolé définit l'horizon. La pluie n'est pas buvable.

In Grozny, in Bihac, the idea of history shudders with each new explosion. The rose lies unattended, wild thorns at the edge of a mass grave. Between classes, over strong coffee, young men argue the value of a pronoun.

A Grozny, à Bihac, l'idée d'histoire tremble à chaque nouvelle explosion. La rose est ignorée, épines sauvages au bord d'un charnier. Entre deux classes, au café, les jeunes hommes discutent la valeur d'un pronom.

When this you see, remember. Note in a bottle bobs in a cartoon sea. The radio operator’s name is Sparks.

Quand vous aurez vu ceci, souvenez-vous. Le papier dans la bouteille flotte dans une mer de dessin animé. L'opérateur radio s'appelle Etincelles.

Hand outlined in paint on a brick wall. Storm turns playground into a swamp. Finally we spot the wood duck on the middle lake.

Main tracée à la peinture sur mur de brique. La tempête fait un marécage du terrain de jeu. Enfin nous repérons le canard branchu sur le lac du milieu.

The dashboard of my car like the keyboard of a piano. Toy animals anywhere.

Le tableau de bord de ma voiture comme le clavier d'un piano. Des animaux en peluche partout.

Sun swells in the morning sky.

Le soleil gonfle dans le ciel matinal.

Man with three pens clipped to the neck of his sweatshirt shuffles from one table to the next, seeking distance from the cold January air out the coffee house door, tall Styrofoam cup in one hand, Of Grammatology in the other. Outside, a dog is tied to any empty bench, bike chained to the No Parking sign.

Un homme qui a trois stylo accrochés au col de son pull passe d'une table à l'autre, cherchant à s'éloigner de l'air frais du mois de janvier qui entre par la porte du café, une grande tasse en polystyrène dans une main, De la grammatologie dans l'autre. A l'extérieur, un chien est attaché à un banc inoccupé, un vélo au poteau Interdit de stationner.

 

A suivre Ron Silliman, il n'est pas interdit de penser à l'Oulipo quand Georges Perec écrit La vie Mode d'emploi, Michelle Grangaud Jours le jour et pas seulement à Jacques Derrida que cite malicieusement Ron Silliman, déconstruction oblige..  Et près de nous parmi d'autres écrivains de poèmes qui travaillent à leur élargissement (4), à Pascale Petit qui pose et résout L'équation du nénuphar ainsi que des Petits reflets sur la page, à Marie Borel qui pose Loin des Questions singulières (5), à Poésie possible de Michaël Batalla, toutes approches qui ne sont pas sans parentés non plus avec celles de Michel Butor dans Mobile : étude pour une représentation des États-Unis et puis dans Le génie du lieu à Boomerang ou Gyroscope..

Toute écriture procédant d’une matrice de contraintes, on pourrait distinguer deux sortes de contraintes formelles : celles volontaires, classiques reconnues par le lecteur ou inventées par l'écrivain, qu'il en fasse l’aveu ou pas et celles que l’écrivant subit malgré lui pour des raisons qui tiendront à la construction de sa psyché, à son milieu social, à son obéissance ou bien à sa résistance aux influences culturelles devant la scène du monde, laquelle voudrait faire prendre pour des étalons – elle n'a jamais été si grande, aveuglante, bruyante depuis qu'aux signes analogiques ont été substitués les signaux numériques - ce qu’il est bon d'admirer donc de détester (le reste) donc de chercher à reproduire méthodiquement à ε près – la créativité - la tête encastrée dans un mur comme celle d’un cheval s’épuisant à pédaler dans l'air.. Ecrivant deviendra écrivain qui travaillera à cette conscientisation, à faire de chacun de nous des passe-murailles après lui..

S'agissant de Ron Silliman, un formalisme de poème qui ne reposerait plus sur l'assonance ou l'allitération de l'à-la-ligne fût-elle concassée, ni sur la raréfaction des termes à l'autre extrême, mais où les unités de compte du poème seraient la phrase et le paragraphe: où le retour aristotélicien du même, qui fait naître et entretient chez le lecteur le désir d'aller de l'avant associé au plaisir de la reconnaissance, serait étendu à la phrase et à ses déclinaisons pliées au contexte, là où s'exerce l'inventivité du ou de la poète..

 

X

...

Reverse engineered my syntax. Washing others’ dishes, you examine crumbs almost archaeologically. Each paragraph understood as a work group. Dog barking uncontrollably as an index of time.

Rétro-ingénierie de ma syntaxe. En faisant la vaisselle des autres, c'est presque archéologiquement qu'on étudie les miettes. Chaque paragraphe conçu comme un atelier. Chien aboyant incontrôlablement comme indice du temps.

 

 

Il s'agit moins de produire un texte, fût-il aux dimensions d'un livre (Tjanting, 1981) constitué de paragraphes dont le nombre de phrases suivrait une progression de Fibonacci (1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89,..), que de dé-texturer ce qui advient à l'écriture quand on obéit inconsciemment aux ordres des mots sous l'effet de la pression du surmoi social et culturel, pression qui n'a jamais été aussi intense depuis le passage à l'ère digitale.. Et ce n'est pas pour rien que Ron Silliman écrit aux stylos à plusieurs encres et non pas à l'ordinateur - à l'ordonnateur -, sans que l'on puisse s'étonner qu'il fut le directeur commercial d'une entreprise de distribution de matériel informatique, directeur au bilan remarquable, comme il s'en explique également dans la Postface (ce qui fait penser au grand Wallace Stevens qui fut un banquier..)

Dé-texturer, ceci jusqu'au point de « Disparition de l'auteur, apparition du monde » pour reprendre un des essais de Ron Silliman paru dans les années 1970, quand Michel Foucault ne disait pas autre chose à l'Université de Buffalo à la même époque où il se posait la question « Qu'est-ce qu'un auteur ? » à la suite de la parution de son long poème Les mots et les choses..

Il s'agit donc de concevoir des dispositifs de génération textuelle qui contrecarrent ces engendrements prosodiques passifs, consécutifs à l'accouplement dans la position du missionnaire de Mme Grammaire avec M. Bon-Usage, lesquels s'opèrent en douce même quand on a réglé le curseur de la vigilance sur le maximum alors qu'on voudrait mettre en pratique le kamasoutra..

 

XXX

 

The aggression of toddlers or of squirrels. Theory of naming evident when we call a black-capped chickadee a bird that more accurately appears to wear a white mask. I carry a sleeping boy up the stairs and to his bed.

L'agression des écureuils ou des tout petits enfants. Théorie du nom évidente lorsqu'on appelle mésange à tête noire un oiseau qui semble plus précisément porter un masque blanc. Je porte sans les escaliers jusqu'à son lit un petit garçon endormi.

...

 

Ce qui consiste à considérer la réalité comme une traduction du réel, une mauvaise traduction aux visées d'assujettissement, en sujets de verbes privés de la volonté d'agir, d'objets bridés par tant de conjonctions de subordination que Ron Silliman évite prosodiquement..

Car c'est à partir de cette poétique de la dé-texturation que le réel sera traduit le moins infidèlement, que la poésie sera susceptible d’advenir dans le poème, la sub-structure du texte étant le poème en soi comme en musique : Ron Silliman compare ce travail à celui de Steve Reich si l'on veut bien penser à Come out ou bien à Some trains..

Ainsi le travail poétique (politique ?), considérant que la réalité est une traduction approximative et orientée du réel, le travail poétique consisterait à reconstruire par le moyen de nouvelles prémices linguistiques le texte d'origine, y tendre par une forme d'archéologie du savoir puisque tout revient au même..

Un livre conçu comme quelque chose qui ressemblerait à un cadavre exquis dégagé à ciel ouvert, dont les linéaments viendraient de répétitions syntaxiques ou parataxiques de proximité sur la page (je vois encore ce que je viens de lire), passées précédentes (tiens, je me souviens d'avoir déjà lu quelque chose comme cela quelque part et parfois dans un autre livre du même auteur) ou futures préparatoires (cela qui se révélera à la relecture) : toutes les phrases sont des embrayeurs potentiels, sinon des embrayages - l'automobile n'est-elle pas le marqueur récurrent des Etats-Unis (6) et une des innombrables métonymie du travail poétique de Ron Silliman ?

Scènes de vie quotidienne des périphéries urbaines où s'égarent les oiseaux dans les parking des supermarchés, entrechocs d'idées traversantes à l'observation des objets promis à la « défamiliarisation » (7), des animaux et des gens, associations syllogistiques aux étincelles d'expressions qui jaillissent parfois d'un court-circuit sémantique, toutes choses notées au quotidien, factuellement : le symbole et l'interprétation sont expulsés pour mieux dénoter, à l'exception peut-être, récurrente sous forme d'interrogations, des fonctions qui seraient dévolues au langage quand on se donnerait pour objectif de capturer avec lui le réel..

 

XXXVII

 

Windsurfers on a small island lake struggle to stay upright. Just far enough from the city to sense the ambivalence between suburban and rural (in a generation this will pass). Gargantuan houses on miniature lots (“cathedral ceilings in the foyer”), a value for our time.

Les planchistes sur une petite île de lac peinent à rester debout. Juste assez loin de la ville pour sentir l'ambivalence entre banlieue et campagne (une génération plus tard cela passera.) Maisons gargantuesques sur terrains miniatures (« plafond cathédrale dans l'entrée »), valeur de notre temps.

...

 

Car tout cela ne serait qu'un vain jeu solipsiste si Ron Silliman ne cherchait pas par tous les moyens à prendre la réalité à ses propres pièges qui sont linguistiques : d'où les poètes, ces libérateurs des loups pris à la patte par les mâchoires du temps qui passe pour qui la sphère armillaire a forme de piège..

Ainsi peut-on lire Ron Silliman, en socio-poète, ethnologue (activité qu'il exerça aussi), activiste et archiviste du langage, qui note tout ce qu'il observe dans ses carnets de terrain, depuis ces zones péri-urbaines, à l'affût de tous les chants dont ceux des oiseaux dont Ron Silliman ne manque pas de signaler le comportement à la façon de H.D.Thoreau.

C'est dire le défi lancé au traducteur de restituer sans tuer le reste qui fait toute la poésie de la phrase de Ron Silliman, de ses poèmes échoïques dont Martin Richet parvient à restituer la musique dénotative de la phrase, à rendre tout le quotidien d'intrigante banalité de YOU..

Il convient de saluer les éditions V//P pour cette première traduction d'une œuvre de Ron Silliman, regrettant qu'elle ne soit pas accompagnée du poème original en regard (« l'horreur » économique oblige, probablement, même si de nombreux sites offrent généreusement en ligne des extraits de tous ses livres antérieurs et l'auteur tient un blog passionnant de réflexion sur la poésie)..

Un livre élégamment blanc, à la typographie limpide dont la couverture à l'illustration d'oiseau moqueur polyglotte invite à la rencontre participante de Ron Silliman et convie à la lecture après YOU, de toutes les lettres de L'ALPHABET..

 

(Questions de traduction (5) et dernière)

 

 

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(1) Hélène Aji, « The Stakes of Narrative in the Poetries of David Antin, Ron Silliman and Lyn Hejinian: New Forms, New Constraints », Revue française d’études américaines 2005/1 (no 103), p. 79-92.

(2) voir la présentation de Martin Richet sur le site des éditions Eric Pesty http://www.ericpestyediteur.com/martinrichet.htm

(3) A 1982 interview of Ron Silliman, MODERN AMERICAN POETRY parmi de nombreux autres disponibles en ligne,à côté de ses livres-poèmes Kitjak et Tjanting et d'extraits de YOU sans oublier son propre blog on ne peut plus stimulant http://www.english.illinois.edu/maps/poets/s_z/silliman/interview.htm

(4) Jean-Christophe Bailly, L'élargissement du poème, Christian Bourgois, 2015

(5) Petits reflets de Pascale Petit, Des questions singulières de Marie Borel in revue Toute la lire aux éditions TERRACOL https://editionsterracol.wordpress.com/

(6) Alexandre Friederich, Fordetroit, Allia, 2016

(7) Viktor Shklovsky, Il était une fois, 1964 (roman autobiographique, trad. française par Macha Zonina et Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 2005

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