Après la littérature de Johan Faerber par Guillaume Artous-Bouvet

Les Parutions

13 déc.
2018

Après la littérature de Johan Faerber par Guillaume Artous-Bouvet

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« Le poème des proses »

 

 

Le septième chapitre d’Après la littérature, qui en précède immédiatement la conclusion, s’intitule « Le poème du peuple », et s’ouvre par cette phrase, dont le conditionnel marque moins l’hypothétique que l’optatif : « Le contemporain voudrait trouver, du monde et des hommes, le poème » (p. 227). Où insiste, dans un singulier générique, le mot poème, venant ainsi clore un parcours qui s’est aussi largement consacré à la prose narrative (David Bosc, Laurent Mauvignier, Camille de Toledo, Tanguy Viel, Antoine Wauters), même s’il s’est ouvert, notons-le, sur la convocation du travail de deux importants poètes contemporains (Stéphane Bouquet et Nathalie Quintane) dont les noms ressurgiront justement dans ce chapitre septième.

Lisons, d’abord, le titre : « Le poème du peuple ». Il s’agit d’un motif hölderlinien, qui se dit « Stimme des Volks » dans un poème de 1801. Ce que Faerber n’ignore pas, qui écrit que le désir le plus profond du contemporain est de « retrouver, comme dans un geste romantique, la puissance du poème à être », puissance elle-même située « au-delà même de tout poème » (ibid.). Où l’on comprend que le mot poème ne fonctionne non pas tant comme un descripteur générique, définissant la réalité d’une forme œuvrée, que comme marqueur de l’évidence d’une force qui traverse toute forme : il est ainsi question, à la même page, de l’« intensité poétique » du théâtre de Joris Lacoste, lisible notamment dans la pièce Comment faire un bloc (2005), relatant l’effort d’un collectif pour « faire bloc » dans le moment d’une « après-émeute, et au milieu du brouillard amer des gaz lacrymogènes » (p. 228). La pièce peut alors se dire pièce-« poème » et « poème-scène », en ceci seulement qu’elle vise à retrouver une « phrase perdue », comme on l’y entend : « il y a un refus de se coucher comme ça sur le ventre – une idée de présence, justement le désir de reprendre la phrase perdue ». Le poème, semble dire Faerber, c’est cette « phrase perdue » qui ne saurait se dire comme telle dans l’œuvre (théâtrale, ici), mais dont la pièce constitue, de bout en bout, la paraphrase impossible et brûlante.

Progressons à présent vers la « fable noire de la disparition du peuple » (p. 229) : c’est ainsi que Faerber désigne le mouvement historico-dialectique de la réaction du contemporain à la crise de l’idée de peuple. Ce mouvement détermine lui-même une « poématique du peuple », selon une logique qui s’explicite ainsi (p. 230) : « Se développent, en conséquence, trois temps distincts de ce qu’il conviendrait de désigner comme une poématique du peuple, à savoir un poème qui fixerait les règles prosodiques et méthodiques du redébut du peuple au présent. »

a)Le premier temps est celui de la disparition du peuple, qui se dit dans une prose commune et doxale, ainsi relevée par Quintane : « Le peuple n’existe plus ». Or, insiste Faerber, il faudrait dire au contraire : « un peuple existe ». Dès lors, écrire revient « à trouver le peuple, à savoir non identifier le peuple, par nature invisible et imprévisible mais, dans la figurance comme on dit fulgurance, trouver du peuple l’événement, la déflagration, l’humanité vivante » (p. 233-234). Une telle « figurance » suppose, précise Faerber, d’entretenir « l’espoir qu’il n’y ait définitivement plus d’images mais uniquement la violence joyeuse du référent » (p. 234).

b)Telle ambition suppose donc à son tour, et c’est le second temps de la fable, l’invention d’un idiome, « idiome du poème unanime des hommes », qui peut se dire aussi « langue du commun » (p. 235). Or c’est un personnage de Loin d’eux, un roman de Laurent Mauvignier paru en 1999, qui permet d’exemplifier une telle quête, au travers d’un assez long extrait (p. 237) :

La manif dans la rue, le cortège qui s’était retrouvé sous la statue du grand homme en bronze, au pied de la mairie, et nous tous avec nos gueules d’outragés, colères en bandoulière, allons-y, cette fierté qu’on avait tous ensemble de se montrer dans nos rues, devant nos fenêtres, la vague de drapeaux rouges qui était montée au-dessus des têtes, surgissant d’un coup, surtout devant avec les syndiqués, les porte-voix, et nous, comme un flux.

Nul poème, ici, malgré l’affleurement de l’idiome (ce qui peut s’appeler « style »), mais la thématisation narrative de sa quête, aboutissant à l’idée d’un « flux » qui se trouve immédiatement reprise dans la prose critique de Faerber au titre d’un « modèle » d’idiomaticité populaire (ibid.) :

Comme sa définition la plus achevée, ce mot de flux dit de la communauté le modèle que désire trouver l’écriture du contemporain dans la partition de la langue, ce commun qui va dessiner chaque phrase et pousser les phrases les unes vers les autres, les unes avec les autres, vers ce flux qui ouvrira au miracle et à l’épiphanie du collectif.

 

Ce modèle se redit un peu plus loin sous le nom d’une « quête d’omni-langue » elle-même située « au-delà des idiomatismes » : langue encore rêvée, incessamment convoquée dans la prose du roman de Mauvignier comme langue « où enfin tous les trois nous aurions les mêmes mots, et enfin on se dirait les vraies choses d’amour » (p. 239).

Il faut interrompre à ce point notre lecture cursive pour formuler deux questions :  

1/La première concerne ce qui nous apparaît comme une hésitation, sans doute féconde, dans la proposition de Faerber quant au « lieu » du poème : le poème (populaire) est-il ainsi ce que le roman promet, sans pouvoir le réaliser (comme on l’a lu dans les premiers extraits que nous avons rapportés), ou doit-on considérer au contraire que le roman lui-même se fait poème (le lieu commun du topos accueillant l’utopie) par l’effectuation de procédures spécifiques ?

2/La seconde, nécessairement articulée à la première, touche quant à elle à la nature même de ce poème populaire, qui se définit comme « post-adamique », en ceci précisément qu’il réalise un retour (au moins fantasmé) à un état de la langue précédant la différenciation babélienne, dans lequel, si l’on rassemble à présent les propositions de ce chapitre, la parole pourrait dire, dans la forme d’un « flux » marqué par une puissance de continuité essentielle, un référent (le monde) intégralement partageable par tous (les humains). Dans les mots de Faerber, « le récit dirait dès lors enfin le monde comme lien » (p. 241). Une telle diction est-elle possible sans cesser d’être une diction, c’est-à-dire malgré tout l’exercice d’une « séparation » réglée des mots et des choses ? Appartient-elle d’ailleurs au « récit », c’est-à-dire au roman, comme semble l’affirmer Faerber, ou au poème qu’un tel récit ne cesse de promettre en le constituant comme sa propre utopie ?  

La question est en somme de savoir ce que nomme le poème, et avec lui, le poématique compris comme ensemble des opérations du poème. Nous admettons sans peine qu’il ne désigne plus la régularité stricte d’un genre, mais plutôt une modalité (peut-être utopique) de tout discours et de tout genre. Doit-il dès lors être considéré comme l’utopie de la prose, c’est-à-dire tout à la fois comme cela qu’elle ne cesse de désigner sans pouvoir l’accomplir tout à fait, et comme cela qui lui confère son impulsion et son horizon ? La prose, quant à elle, peut-elle parvenir à « se faire » poème sans cesser d’être prose, selon la logique d’un « élargissement du poème » à une prose qui finit par le contenir et en intérioriser les puissances ? Elle prendrait peut-être alors la figure de cette forme poikilos (« bariolée ») promue par le dernier Barthes, celui de La Préparation du roman (1978-1980), capable de déployer une « moire d’énergies d’écriture », faite de « traits narratifs discontinus, éclatés », où surgirait localement quelque épiphanie poétique

 

À moins, enfin, qu’il existe un poème demeuré poème capable à lui seul, sans le recours aux procédés narratifs ou quasi-narratifs du roman, d’accomplir l’utopie du populaire. 

 

c)Or c’est justement un poète que Faerber convoque pour donner figure au troisième temps de la fable, où se révèle son « visage politique » : celui de la « fraternité ». Il s’agit de Stéphane Bouquet, qui écrit par exemple dans Un monde existe (2002, cité par Faerber p. 244) : 

 

 

 

– Il y a un peuple : ou au moins il y a l’espoir d’un peuple, d’une affluence faite de gens et de passé et de mémoire continus dans des livres et des fois dans des corps vivants : et on monterait dedans, on serait compris dans le mouvement général. Et c’est le monde.

 

 

 

Si l’on ne dispose pas du livre de Bouquet, on peut se demander toutefois si cette prose constitue un paratexte programmatique aux poèmes ultérieurs[2], ou si, au contraire, elle réalise et constitue elle-même le « poème du peuple », poème devenu prose tout à la fois liminaire (elle annonce) et présentative (elle affirme l’existence d’un peuple, d’un monde). 

 

La dernière section du chapitre qui nous occupe (intitulée « Une littérature affectuelle ») réaffirme, quant au poème, une puissance proprement générique : « Le Poème », écrit Faerber – avec une majuscule –, s’imposerait comme « l’hyper genre du contemporain » (p. 249). Mais, selon la logique déjà repérée, cet « hypergenre » n’est plus tout à fait un genre, et constitue bien davantage l’utopie générique de cela qui excède tout genre : il se situe, écrit Faerber, « au-delà de tout roman, au-delà de tout théâtre et au-delà de toute poésie même » (p. 250). Et de fait, le dernier exemple sollicité par Faerber n’appartient pas à ce qu’on définit traditionnellement comme poésie, puisqu’il s’agit de Le Lieu et le moment (2015), récit autobiographique de Laurent Jenny. S’y révèlent des images qui sont avant tout des « apories d’images », en ceci qu’aucun discours ne saurait à lui seul les promouvoir et les phraser : « Il n’y a plus ici de discours. Il n’y a plus de phrase. Il y a des images diaphanes qui passent et qui ne déchirent jamais dans la phrase la ressouvenance » (p. 253). 

 

S’il y a là, reconnaît Faerber, quelque souvenir « de la passion dernière de Barthes pour le haïku et la notation » (ibid.), « l’image-poème de Jenny ne dit pas, comme chez Barthes, la préparation du roman » (p. 254). Et l’auteur développe ainsi (ibid.) : 

 

 

 

Le contemporain voudrait, au contraire, faire advenir le règne intransigeant du poème en chacun. […] C’est que, peut-être depuis longtemps, le poème a compris, bien avant le roman, que l’heure du peuple a sonné et que, par sa fraternité, le poème est à même de rendre ce que la littérature entend désormais être : un sentiment.

 

 

 

N’aurait-t-on pas affaire ici à un éloge de la poésie dans lequel, selon un diagnostic naguère porté par Martin Rueff, « ce n’est plus la poésie des poètes qui est poétique »[3], mais celle de l’essayiste ou du critique qui s’engage dans l’écriture littéraire ? Ceci s’aggravant de la thèse d’une « poésie sentimentale », vouée à l’affect, qui tirera sa légitimité du seul effet qu’elle produira hors du discours où elle consiste pourtant. Autrement dit : la poésie ne s’efface-t-elle pas comme telle dans cet éloge paradoxal où elle devient simultanément l’hypergenre de toute littérature possible et la futurition d’une promesse politique ? C’est le risque, dont chacun jugera s’il vaut ou non la peine d’être pris en le mesurant à l’aune du projet critique (et politique) déployé dans le reste de l’essai. 

 

Marquons pour finir, et sous forme thétique, et dans l’idée d’ouvrir quelque discussion, ce qui demeure d’une définition générique (fût-elle aventureuse et utopique) de la poésie dans ce septième chapitre : 

 

1/La poésie est une utopie du discours : elle n’a lieu comme figure du discours qu’au point à la figure fait signe vers un réel indicible. Elle témoigne, en ce sens, de « l’exception du réel aux langues », selon la formule de Prigent.[4]Elle est ce dont rêve tout discours réputé « littéraire », cela qu’il ne cesse de thématiser comme son origine introuvable et son horizon incertain. Elle constitue en ce sens en effet le désir même du discours.

 

2/La poésie a lieu (utopiquement) dans la prose : le lieu de la poésie est la prose (comme lieu commun). C’est bien pourquoi cet « avoir-lieu » demeure utopique : la poésie survient quand la prose topique promet, sur un mode essentiellement kérygmatique, quelque utopie. Elle y surgit comme une épiphanie locale qui fait bruire, sans le rompre, un tissu (métonymique) de prose fraternelle, avivant la chance d’une relation des hommes entre eux et au monde.

 

3/La poésie doit être lisible : s’inscrivant dans une prose qui en réfléchit sans cesse les figures, elle n’intervient pas comme un dérèglement spectaculaire de l’usage (ce que le même Prigent désigne comme « grande irrégularité de langage »), mais au contraire comme sa réversion subreptice, préparée et impliquée par la prose usuelle qu’elle éclaire un instant d’une transparence nouvelle. Où se marque sans doute l’utopie d’un poème enfin devenu lieu commun. 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1]Voir à ce sujet Jean-Claude Pinson, Poéthique. Une autothéorie, Seyssel, Éditions Champ Vallon, coll. « Recueil », p. 210-211.

 

[2]C’est plus ou moins le cas : cette citation appartient à un texte de prose liminaire, intitulé « Beaucoup de gens », qui précède les poèmes en vers. 

 

[3]« La non-poésie des non-poètes », Libération, 19 mai 2013.

 

[4]Christian Prigent, Salut les anciens. Salut les modernes,Paris, Éditions P.O.L, 2000, p. 37.

 

 
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