Revue Monologue, sprung rhythm par Guillaume Artous-Bouvet

Les Parutions

16 févr.
2022

Revue Monologue, sprung rhythm par Guillaume Artous-Bouvet

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Revue Monologue, sprung rhythm

 

 

 

 

Divisibilité du gouffre

 

     Qu’est-ce qu’un monologue ? Le mot désigne, sous la règle de l’étymologie, l’idée d’une parole solitaire (mono-logos) : d’où tel « Monologue d’un faune » mallarméen (première version du plus fameux « Après-midi »), où le satyre s’émeut, solitairement, de la disparition des nymphes qu’il aura cru saisir. Et, d’évidence, s’adresse : « Ô glaïeuls séchés d’un marécage / Qu’à l’égal du soleil ma passion saccage / Joncs tremblants avec des étincelles, Contez ». Ainsi celui qui parle seul parle encore aux bords mêmes du marais, dont il espère un « conte » étincelant, redisant la merveille absentée.
     « Un » monologue est donc l’impossible, peut-être : c’est ainsi que la revue Monologue, fondée en 1987 par Gilles Jallet et Xavier Maurel, assume, sous trois aspects, l’inflexion d’un certain pluriel au lieu même de la voix unique[1].

     1/ C’est d’abord la tentation du polylogue qui commande certaines des pièces ici rassemblées. Ainsi de « Jadis, Poïena (une poème[2]) », d’Hélène Sanguinetti, précisément désigné comme « Polylogue à plusieurs voix », et dont la première scène se lit ainsi (p. 54) :

 

Jadis fut
Poïena,
Avant jadis,
début
d’aspect céleste
et de guirlandes
(à déchiffrer)
et avant début
d’avant jadis ?
tête est fracassée
d’y penser

 

     Qu’il y ait donc voix d’avant la voix, « avant jadis », voici qui marque ici la division intime d’une parole toujours hantée, jusqu’au « fracas », par une voix antérieure.  Polylogue, encore, que « Le serpent b » de Laure Gauthier, qui s’entend comme un « poème choral » à « deux voix », dont le chœur demande (p. 65) : « Que nous disent deux serpentes / dans la montagne / Que nous disent deux serpentes / de notre langue Effondrée ? » Le chœur ainsi s’enquiert de la voix double : non seulement dialogue ou polylogue, mais flexion de la langue divisible au point de son effondrement.

     2/ Car au lieu poétique du pluriel des voix, c’est sans doute quelque faille ou fêlure qui s’avive et s’entend, comme le remarque Yves di Manno dans les pages qu’il consacre à Matthieu Messagier (p. 23) : « tous les vrais lecteurs devraient être confrontés un jour à l’image concrète de cette beauté poignante, dépossédée de son langage et versant dans une autre nuit : car la grandeur de la poésie se déchiffre aussi dans sa déroute, sinon dans son effondrement », écrit-il dans une présentation qui précède quelques poèmes choisis.
Le pluriel dès lors signerait l’inquiétude d’un langage qui se dédouble en sa promesse impossible : de dire – peut-être – ce qu’il en est du monde, et de dire ce qu’il en est du langage même. Don, donc, de l’inaccomplissement, qui appelle la redite, comme on le lit à même la « Surface noire » déployée par Emmanuel Moses (p. 83) :

 

Ainsi l’arbre, ce don du ciel à la terre, cet appel de la terre au ciel, ne mourra jamais, et cela, en vertu, précisément, de sa destruction, feuille par feuille, de son dépouillement jusqu’à l’ultime, celle dont on espérait que d’elle sortirait la vie renouvelée, eh bien non, elle aussi devait se détacher et tomber, comme toutes celles qui avant elle avaient chu.
Seule la destruction est la promesse et l’accomplissement de la promesse.

 

Ce qui se donne en poème ainsi, imprescriptiblement se divise en « traces / de voix dans la neige », mémoire toujours déjà – toujours encore – brisée d’un « effondrement ». Ce qui se lit, sous les aspects d’une « Phrase fertile », chez Gilles Jallet (p. 197) :

 

il arrivait des traces
de voix dans la neige
une phrase-mémoire
jamais aucune phrase
n’a pu être écrite
ni effacée jusqu’au bout
d’où parfois le point
le rythme taureau ailé
ou lions androcéphales ailés
par paire à l’entrée
des portes des palais
il arrivait une phrase
brisée un effondrement

 

     3/ Mais cela, qui s’effondre en parole(s), semble pouvoir trouver à la fin la ressource d’une répétition. D’un écho, où l’effondré s’instruise en sa redite, qui lui donne sensiblement consistance, n’existant alors « que par intermittence ». Est-ce à dire comme un « rythme bondissant » ? Xavier Maurel institue ainsi la scène d’un « monologue à plusieurs voix », qu’il intitule « Écho ou la parole est un miroir muet ». Ainsi parle Écho (p. 100) : « J’ai renoncé au renoncement, je n’ai peur ni des images ni des voix, et je feuillette le monde sans en faire partie, sans lui être étrangère, espérant peut-être que soit reconstruit ce qui jamais ne fut détruit ». Le poème en ce sens comme écho de l’écho, ou « dernière parole » qui n’est, précisément, jamais véritablement la dernière (p. 102) :

 

Écho : Je cherche un endroit qui n’existe que par intermittence, comme l’estran ou la scène du théâtre, où se font et se défont des carrefours, des rencontres, des couloirs, et je m’en remets au hasard, dernier des dieux et seul digne de confiance, je m’assume dans les rochers, les bois, les cours d’eau et je reste à l’écoute de vos dernières paroles.

La voix d’Écho : « Vos dernières paroles »

     Ce qui verboie ainsi en son effondrement, est-ce l’amour ? Pierre Vinclair, dont l’écriture s’adosse ici au barrage de Verbois dans « L’Amour du Rhône », en intitule du moins son prosimètre. Le poème, dit-il en substance, ne commence jamais, dont « la cérémonie singe recommencer alors qu’il s’appuie contre tout » (p. 118) :

 

Le niera-t-il en s’instruisant de son histoire, songera-t-il un monde sans eau à la surface sans reflets ? qu’il se pose au milieu, imite le barrage à verboyer…

 

sur une scène, comme au point d’un bateau,
échoué, quelqu’un – ce n’est pas un acteur –
avance feignant ne rien devoir à ce qui le précède
(travail accumulé, angoisse dans les loges)
sous les projecteurs aveuglants, allumés pour
laisser dans l’ombre les conditions matérielles,
machines et techniciens, sans lesquelles
il n’y aurait de spectacle.

 

     Échoïque essentiel, intimé – le poème, qui redit le monde comme s’il n’avait jamais eu lieu, et ne s’éveille qu’au bord d’un effondrement : première parole qui n’est jamais la première, puisque le monde a cours ; parole dernière qui n’en finit jamais avec le monde, ni d’ailleurs – avec la parole. Qu’est-ce qu’un monologue, demandions-nous ? Le « spectacle » d’une dite qui s’effuse en redite, sans jamais pouvoir en finir. Dans les mots de Matthieu Messagier, là « où voie feule le jeu de piste s’infinit non ».

 

 

[1] Cette recension, en ce sens, ne saurait rendre compte de la totalité des voix (quatorze) présentes dans le volume. Hormis celles que nous évoquons, donc : celles de Jean-Paul Michel (« Un feu de ces feux – ne savoir »), Marie Étienne (« Un bleu parfait »), Anne Sexton (« Tu vis ou tu meurs »), Sabine Huynh (« du jardin – de l’herbier »), Thomas Kling (« De vivre auprès des morts, tel est mon bon plaisir »).

[2] Sic.

 

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