HÖLDERLIN AU MIRADOR, Ivar Ch' Vavar par Guillaume Artous-Bouvet

Les Parutions

30 janv.
2021

HÖLDERLIN AU MIRADOR, Ivar Ch' Vavar par Guillaume Artous-Bouvet

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HÖLDERLIN AU MIRADOR, Ivar Ch' Vavar

L’exercice du monde

L’intensité cryptique d’Hölderlin au mirador, en sa troisième édition au Corridor bleu, se rassure à un double paratexte : celui d’une quatrième de couverture, d’une part, où s’inscrivent les « deux options » qui en déterminent l’intention (« esprit collectif » et oralité) ; celui d’une préface d’Yves di Manno, d’autre part, signalant le suivi « d’un élan narratif maintenu par une contrainte suffisamment souple pour ne pas entraver le souffle qui l’anime, remonté des journée troubles de l’enfance » (p. 9). Cette contrainte, c’est le « vers arithmonyme de onze » (ou vers arithmétiquement limité à onze mots), dont l’impératif se déclare en sous-titre.

Vingt-sept chants organisent donc une geste plurielle qui commence par une stricte « sortie » (p. 15-16) : « On est sorti dans la nuit, emmitouflés ; oui, nous sortons ». Pourquoi sortir, toutefois – pourquoi s’enfoncer dans ce qui s’époumone en plein noir, sinon pour la raison, ici ironiquement rythmée dans sa diction vaguement alexandrine, que « [L’aurore au con de rose nous pisse sur les yeux] » (p. 17), suscitant le grain mat d’un grésil célébré par le chant (p. 26) : 

­[…] Même les grosses femmes sentaient sur elles le
grésil du désir sans savoir ce que c’était, ou bien
leur poumon était allumé, éclairé du dedans comme par un brandon,
avec crépitement gras.

On sort donc au point pur du grésil du désir, allumé de quelque huile intérieure. Instant où la matière du monde s’élucide en ses plis : « replis », « lobes », « receps », « trou(s) », tous lieux d’espacement du corps en soi, marquant l’abyme du vœu de posséder (ibid.) :

[…] C’est qu’il en fallait
des couches de matière inerte pour cacher (une aiguille dans un
cube de béton dirait-on) le désir / que chacun avait de
son corps grêle et de tout son être léger, jusques
et y compris le moindre de ses replis ; les lobes graciles
de son cerveau aussi bien que tous les receps intestinaux, mais !
déjà le creux de sa main fermée ! le trou d’oreille,
ou le tour de l’œil vu de tout près :
gros cils, fameuses glandes lacrymales ; aussi le cornet de l’aisselle
l’espace entre deux de ses orteils… […]

« On » ne sort qu’à l’unisson brûlant du désir de « chacun », qui comme un autre avance à même la nuit des corps et des matières. Désir de plus d’un seul qui chemine, et sous masque d’hiver et de nuit (p. 15-16) :

Ils étaient tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leur cache-nez…
Ils traversèrent la rue de l’église – vaguement au-dessus du
talus, c’étaient des branches dépouillées de leurs feuilles. – Qu’est
-ce qui s’est passé ? Nous courons, nous haletons le long
de murs indiscernables. Nous détalons, nos pieds arrachent des boules de
terre dans le noir. […]

Le jeu de l’énallage de personne (« On », « nous », « Ils », « Nous ») instruit ici le déplacement méthodique d’un « sujet » qui ne semble dès lors consister qu’en l’effréné de son mouvement : parcours « dans la nuit », « dans le noir » – seulement configuré par la règle de « murs indiscernables », et par l’effort haleté d’un arrachement à la terre. Sinon qu’« angle » résiste : immanence d’un bâti sans cesse indépassable (ibid.) :

Des bâtiments nous heurtons l’angle, cruellement l’angle nous blesse –
Nous pleurerions de rage, de douleur et d’impuissance. Je me
sans le / vouloir, retrouve assis dans la haie de troènes ;
arrêté elle m’a dans une brusque reculade, et tomber retenu
de –. […]

Le destin du pluriel, c’est la séparation, à l’angle d’un réel dont la découpe impose l’interruption, ici méthodiquement redoublée par la coupure du vers. La règle arithmonyme (où le onze du vocable se substitue au douze de la syllabe) n’intervient pas comme une contrainte morphologique, qui programmerait une longueur syllabique, mais comme interruption du flux syntagmatique, ouvrant entre deux mots l’espace d’un vide qu’on ne saurait réduire à son effet diacritique. La flexion réfléchie du « Je me » s’entame ainsi du blanc qui suspend le rapport de soi à soi, au point de la chute qui sépare l’un (« Je ») du mouvement collectif. Où se rouvre à nouveau l’espace même du désir. Et si le blessement interruptif rassoit, et contredit ainsi l’élan, il retient aussi bien, à l’instant du tiret. Par quoi la séquence, donc, où s’exténue la meute, conduit à la diction d’un « Je » qui se sera fait voyant (ibid.) :

[…] Et je vois
ma chambre, sa glaire de lumière – je vois aux murs les
couleurs des tableaux qui se contorsionnent, qui s’agitent sous les
yeux comme des fleurs, ou comme le fragile ourlet des chairs.

Où il s’agit toutefois de voir. En ce sens, la séparation est au principe d’un exercice d’admiration : de telle sorte que le dedans de la « chambre », gloire ou glaire, s’invagine en « couleurs » pariétales, selon quelque conversion florale de la chair. Moi est donc le nom d’un départ, qui distingue le pluriel du désir du monde et des chairs, de la découpe d’une singularité capable de regarder « le ciel et ce qu’il y a dedans » (p. 39) :

[…] – Et moi,
Blaise, qu’est-ce que je fais ? – Tu restes ici, Ivar.
Te tiendra là à attendre de voir ce qui se passe.
Regarderas le ciel et ce qu’il y a dedans puis
guetteras notre retour, qui / sera rapidement imminent, pense je, car
nous ne dépasserons pas de beaucoup les rivières : ce château ne
peut pas être si loin. Tu tiendras prêtes les nourritures terrestres
pour nous, la goutte claire et les lits frais. – Il te
revient de garder la maison.

Le seul, donc, celui qui ne sort pas, ou que la sortie incessamment laisse ici même pour compte, a la garde, qui est toujours aussi la garde d’un regard : à lui d’« attendre de voir ce qui se passe », tandis que le désir s’éperd au « château » (introuvable) des matières extérieures. Meute et moi n’étant sans doute d’ailleurs que l’avers et l’envers d’une même vibration subjective : selon quoi le pluriel du désir veut le monde (ses saisons et châteaux, densités dispersives), tandis que le singulier, gardeur de la parole, en médite l’absentement. L’élan, et la blessure (impaire) où il se réfléchit : lieu nécessairement impur du poème, ou mirador – balcon de vitre en saillie, où l’admiration du ciel et des rivières s’exténue dans la langue.

 

 

 

 

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