Seiji Marukawa, Le Lien des muses par Guillaume Artous-Bouvet

Les Parutions

02 févr.
2021

Seiji Marukawa, Le Lien des muses par Guillaume Artous-Bouvet

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Seiji Marukawa, Le Lien des muses

 

 

L’enfance : traduction

Le Lien des muses s’annonce comme la tentative d’« interroger une éventuelle relation “du désir du traduire et du souci de la poésie” (Bonnefoy) » (p. 9) : c’est-à-dire de ne pas séparer l’activité traductrice de l’entreprise poétique ; de comprendre, donc, en quel lieu commun du désir de phraser s’enracinent le geste d’écrire et celui de traduire.

L’essai, dense et richement documenté, de surcroît nourri par une longue expérience de traducteur, s’engage donc dans un parcours ambitieux, organisé en deux grands moments : le premier, le plus long, se peut recevoir comme une investigation théorique sur « la figure du poète comme traducteur-interprète » (p. 11). Elle suppose notamment de convoquer « des philosophes comme Benjamin ou Heidegger qui eux-mêmes pensaient la traduction au sens large » et de « revenir sur la différence de leur réception des traductions de Sophocle par Hölderlin, poète dont ils faisaient tous deux grand cas mais dont leurs lectures respectives étaient loin d’être parallèles » (p. 12).

La deuxième partie, plus restreinte, et qu’il faut lire comme une série de « cas » traductologiques, se consacre quant à elle (p. 13) « à la pratique de la traduction des poèmes ». Ce « chantier » enchaîne trois chapitres : le premier concerne « la traduction d’une suite de poèmes de Jacques Dupin par Paul Celan (du français vers l’allemand) », suivi « d’un échange épistolaire entre Jacques Dupin » et Marukawa ; le second évoque la traduction d’un poème de Michel Deguy (« Magnitude », texte de 2011) par l’auteur et s’accompagne « d’échanges avec lui et des remarques rendant compte des coulisses de cette traduction » (p. 14) ; le troisième « aborde, à travers la confrontation de quelques traductions françaises de deux haïkus de Bashô, ce qui paraît rester intraduisible aux yeux d’un natif » : trois temps extrêmement instructifs pour qui s’intéresse à la réalité de l’exercice de la traduction, constamment vivifiés par le recours à la lettre même des poèmes, et aux échanges entre poètes et traducteur, et que nous laissons au lecteur le soin de découvrir pour consacrer les remarques qui suivent à la première partie de l’ouvrage.

Elle s’articule en douze chapitres, partant de l’hypothèse d’une résistance féconde du poème à sa traduction (I. Un « reste » à traduire) et concluant sur l’idée de l’inachèvement essentiel du traduire (XII. Traduire : cet inachevable). Au centre du parcours, un sixième chapitre déploie le concept de « traduction originaire », qui assure la cohérence de la proposition de Seiji Marukawa. Nous allons tenter de le montrer en suivant la logique de la démonstration du Lien des Muses dans un bref parcours en trois temps.

1/ Babel

Dans le débat quant au traduire qui oppose Heidegger et Benjamin, et dont il rappelle les coordonnées essentielles, Marukawa assume sa préférence pour la position du second : c’est que si « Heidegger accorde un “caractère supérieur” au grec et à l’allemand “seuls capables selon lui de concevoir la philosophie” » (p. 25), en reconduisant par là l’idée d’une langue matricielle capable de subsumer la différence babélienne, Benjamin quant à lui reconnaît que « le but ultime de la traduction » est « de rendre les rapports intimes entre les langues, chaque langue étant incomplète pour exprimer le vouloir-dire qui est finalement toujours l’intention, ce vers quoi tend le dire » (p. 25) : en ce sens, il nous permet de penser que « toutes ces langues se rejoignent, par le biais de la traduction, dans leur intention, comme pour indiquer en négatif ce qu’il appelait la “pure langue” qui, au fond, n’existe pas ».

2/ L’étrangeté « natale »

Or s’il n’y a pas de langue première en ce sens, c’est que la langue maternelle implique elle-même originellement, pour le petit d’homme encore infans, une puissance d’étrangeté dont l’expérience de l’autre langue constitue ensuite le seul modèle (étrangeté réversible, car elle est d’abord celle de la langue-mère qui transit l’enfant muet ; ensuite – si l’on peut dire – celle du silence même dont l’entrée dans le langage sépare le petit humain).

C’est ainsi que, comme le rappelle Murakawa en s’appuyant sur une réflexion d’Yves Bonnefoy, le texte écrit dans une langue étrangère « recèle, à travers certains de ses mots dont la disposition des lettres laisse imaginer une sonorité inconnue, un pouvoir de nous éveiller à une autre réalité possible par-delà notre langue maternelle » (p. 28). « Autre réalité » qui s’entend donc peut-être de l’expérience de la mutité de l’enfance, que la langue maternelle recouvre, mais dont la poésie assumerait quant à elle la « traduction » : (p. 167) : « Nous avons essayé de repenser comment le langage poétique en tant que trésor de l’infans réactivé peut intervenir dans la formation de la subjectivité imaginale du Bild de soi : son rôle consistant surtout à traduire du silence, du monde muet, et avec un pas de plus, d’une autre langue vers sa langue “maternelle” ». Analogie suggestive, où la poésie est au silence infantile ce que la traduction (poétique) est à la langue étrangère : non pas la réduction du non-familier, mais au contraire l’assomption et la révélation d’une originaire étrangeté.

3/ La traduction originaire

D’où le thème d’une « traduction originaire », qui étend la portée de la notion même de traduire pour en généraliser l’opération à toute tentative de phraser (p. 9) : « Quand on se penche sur la généalogie des poètes qui ont entrepris la traduction de leurs confrères, on voit qu’ils ne pensent pas toujours la traduction au sens restreint du terme : le traduire est souvent conçu comme un mode d’expression poétique à part entière », dans une continuité avec la conception romantique d’une « “traduction” de l’âme du monde (Weltseele) », supposée « seule capable de “traduire” pour nous certains états particuliers où nos rapports au monde se révèlent », comme le suggère Gustave Roud, poète suisse du vingtième siècle.

Tout, donc, commencerait toujours déjà par la traduction, selon un thème puissamment travaillé par un Jacques Derrida ou un Michel Deguy, et dont on trouve une formulation frappante dans telle affirmation de Marina Tsvétaïéva, citée par Marukawa (p. 67) : « Écrire des poèmes, c’est déjà traduire sa langue maternelle dans une autre […]. Aucune langue n’est langue maternelle. Écrire des poèmes, c’est écrire d’après ». En ce sens, si le poème est originairement traduction (c’est-à-dire plus précisément, par différence d’avec la prose de l’usage, assomption de l’étrangeté originaire de l’expérience), la traduction de poésie apparaît comme l’épreuve glorieuse d’un estrangement où nous devons pourtant trouver à nous fonder.

 

 

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