"Comment peut-on être cartésien ?", Claude Minière par Guillaume Artous-Bouvet

Les Parutions

23 sept.
2021

"Comment peut-on être cartésien ?", Claude Minière par Guillaume Artous-Bouvet

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Tourbillons cartésiens

 

La rephrase, en quatrième de couverture de Comment peut-on être cartésien ?, de « l’étrange question que se pose Descartes », à savoir « Est-ce que je suis ? », semble y rencontrer une réponse immédiate : « Il est je. Il est donc. L’aventure de René est, elle aussi, bouleversante ». Où l’on remarquera comment le passage du logico-philosophique (« Il est je. Il est donc ») au narratif suppose la substitution du prénom (« René ») au nom qui, en sa monumentalité, appartient de plein droit à l’histoire philosophique.
Une première apparence pourrait donc faire prendre la tentative de Claude Minière comme une reformulation biographique de l’aventure intellectuelle de Descartes, dans laquelle le vertige métaphysique trouverait à se rassurer dans la réalité matérielle de l’expérience. Ce que Minière, d’ailleurs, se risque ici où là à laisser entendre (ch. « L’insatisfaction », p. 75) :

Il y a un point, un moment, où le ciel tourne. Le point du je pense. Cette expérience ne peut se dire en deux mots, un pronom et un verbe, ni en un seul, le cogito latin. Elle doit, elle ne peut se communiquer autrement, elle doit se dire en fable, en récit. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’en se chiffrant et déchiffrant elle se pense. Elle est « le monde ». Le monde comme le récit forme un cercle dont la circonférence nulle part s’engouffre en moi.*

Mais la lecture des vingt chapitres de l’ouvrage convainc qu’il s’agit d’autre chose ; moins, donc, d’opposer la solution biographique à l’aporie philosophique, que d’esquisser le point vertigineux de leur rencontre : point d’abîme où la vie rencontre la pensée, selon la règle énoncée par l’exergue parménidien : « car le pensé et l’être sont une même chose ». On partira donc, avec Minière, du crâne de Descartes, où s’engrave un poème premier (chapitre « Des restes cachés quelque part en France », p. 13) : « Sur l’un des crânes attribués au philosophe (il y en aura plusieurs) on trouve donc gravé un “poème” en latin. Traduction : “Ce petit crâne fut celui du grand Descartes, ses autres restes se trouvent cachés loin, quelque part en France” ».

Puis on ouvrira quelque histoire de l’œil (p. 14) : « Dans les années 1630, il eut le projet de “traiter du monde” : ce projet est toute une histoire ». C’est ainsi la vie même qui veut « voir plus loin, voir en soi-même » (p. 17) :

Il veut plus, il veut mieux voir, et plus loin. Il regardera les tailles-douces, qui ne sont faites que d’un peu d’encre posée çà et là sur du papier et qui cependant nous représentent des batailles et des tempêtes. Il bricolera des lunettes, s’informera des progrès accomplis dans la construction de télescopes, s’émerveillera de ce qu’un simple artisan hollandais sculpte dans le sol gelé des miroirs.

Où l’ambition théorétique se laisse ressaisir comme un désir d’émerveillement optique, pour ne pas dire opticien. Il fallait donc, pour Minière, voir celui qui voulut voir (ch. « Après », p. 20) :

J’essaie de voir et entendre René Descartes qui se trouve actuellement à Paris, en Hollande, ou au bord du Danube gris. C’est un effort considérable, je dois être non seulement très concentré mais il me faut encore, dans le même temps, déplacer des régions d’espace. J’écoute René Descartes, une phrase sonne doucement, je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins. La voix est peu audible, je me rapproche.

Ou encore : voir écrire, aux lumières, celui-là même dont on écrit (ch. « Pensée échappée », p. 38) :

Je le vois écrire. Je le vois ici et là en différentes situations, en différents jours de sa vie. Et au long de ses veilles, de ses longues veilles à écrire à la lumière de la bougie : Je pense que les veilles laborieuses ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées.

Écrire, donc, en attention acoustique et optique, jusqu’au point de la « voix » en quoi rêvent d’ailleurs moins des pensées que des songes, qu’il faut dire et redire (ch. « Le songe d’une nuit de novembre », p. 28) :

Dans ses rêves, dans le songe, au départ, le rêveur est d’abord empêché par un mauvais génie de marcher droit ; il veut se réfugier contre le vent dans l’église du collège mais ne peut avancer que penché sur la gauche. Puis apparaîtront et disparaîtront un « melon » (le globe terrestre ?), deux livres, un dictionnaire et un réveil de poésies ; Feuilletant le recueil, il tombera sur cette ligne : quod vitae sectabor iter ?, quel chemin de la vie je suivrai ? Un inconnu lui tendra un poème qui commence par les mots oui et non

Et dans le rêve, donc, sous le vent qui offusque toute verticalité, au bout de la question vivante et vitale (« quod vitae sectabor iter ? »), le poème, qui ne tranche pas : « oui et non ». C’est qu’il adopte sans doute lui-même la forme de ces « tourbillons cartésiens », dont Minière trouve mention chez Melville, dans Moby Dick (« Over Cartesian vortices you hover »), et qu’il reconnaîtra dans tel passage du Traité du monde et de la lumière (ch. « Tourbillons », p. 65) :

tant ces corps légers que d’autres plus pesants en se rencontrant se peuvent joindre, et tournoyer avec l’eau qui les entraîne – et : si vous daigniez remarquer ces petits corps qui sont communément nommés atomes et qui paraissent aux rayons du soleil, vous les verrez, lors même qu’il n’y aura point de vent pour les agiter, voltiger incessamment ça et là, en mille façons différentes – ou encore : ces mouvements circulaires sont familiers à la Nature – et encore : l’air est agité par les vents, la mer n’est jamais en repos, ni les rivières, ni les fontaines.

Le poème, cette « Fable », selon l’intitulé du dernier chapitre de l’ouvrage ? Plutôt ce « corps léger » pesant parmi les corps, qui s’impose toutefois en sa volte au lieu même du vertige de cette « eau très profonde » où ni la méthode du traité, ni l’ordre du récit ne sauraient à eux seuls « assurer » le pied « dans le fond », ni permettre de « nager pour [se] soutenir au-dessus » (seconde méditation métaphysique). C’est ainsi que Minière écrivait, dans Itus et reditus (Le Corridor bleu, 2020) : « René Descartes écrit ses poèmes, des “rêveries”, dit-il. C’est pourquoi je l’aime bien, René, il est mon butoir, mon talon, celui de la lutte avec l’Ange » ; puis, quelques lignes plus bas : « Je perçois des “irréconciliables” réconciliés, le poème les soulève, il tient la dispersion alors même qu’il est unité ».

On relira alors la question dont l’essai s’intitule – Comment être cartésien ?, qu’on n’entendra plus comme celle de l’allégeance à une doctrine philosophique, mais qu’il faudra désormais recevoir comme l’expression d’une autre inquiétude, sans doute plus radicale : celle qui touche aux possibilités d’habiter en langue – et selon la diversité de formes offertes par les genres – le vertige même du monde.

 

* Ce que soutenait à sa manière Bruno Clément dans Le Récit de la méthode (Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2005).

 

 

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