Derrida, le poème de Guillaume Artous-Bouvet par François Huglo

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30 avril
2022

Derrida, le poème de Guillaume Artous-Bouvet par François Huglo

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Derrida, le poème de Guillaume Artous-Bouvet

De la poésie comme indéconstructible

 

            À la question Che cos’è la poesia, titre d’un texte de Derrida paru dans Po&sie n°50 et cité en exergue, la réponse ne peut être cosa mentale « réappropriable dans la famille du sujet », ni « réel absolu » (Novalis), le « réel innommable et seul objet du désir » (Lacan) n’étant « rien d’autre que ce dont les langages, poésie comprise, cultivent la nostalgie et la promesse différentielle » (Derrida) —ces deux citations sont extraites du précédent essai de Guillaume Artous-Bouvet, Inventio, poésie et autorité, 2019—, mais bien une chose, « modeste, discrète, près de la terre » : un « hérisson catachrétique, toutes flèches dehors ».

            Comme celle d’Inventio, la construction de Derrida, le poème est triplement ternaire : Introduction- I. Poésie et déconstruction (Nom, Lieu, Entre)- II. L’insistance du poème (Reste, Chose, Exception)- III. Le poème, l’Indéconstructible (Chant, Cendre, Phrase)- Conclusion. Non réduite à son genre, la poésie s’inscrit dans « une "littérarité" générale qui seule peut faire force de déconstruction ». De même que le doute cartésien est indubitable, la déconstruction « est indéconstructible ». Et « la déconstruction est la justice » que, selon Rogozinski, Derrida pourrait aussi appeler « amour », ou « deuil », ou même « vérité ». Autrement dit, par référence à Lévinas, « l’altérité absolue ». Le poétique comme expérience est « trajectoire d’une errance vers le plus irréductible de l’étrangeté ». Ni sédimentation, ni orientation : « l’inventio, la trouvaille du cœur ».

            Contre Rousseau, la modernité littéraire marque « la spécificité littéraire contre l’assujettissement au poétique » (De la grammatologie, 1967). Le figuré précède le propre, maintenu par Rousseau comme archie et comme telos. Mais « le propre de l’homme n’est pas le propre de l’homme : il est la dislocation même du propre en général, l’impossibilité —et donc le désir— de la proximité à soi ; l’impossibilité et donc le désir de la présence pure ». Ni originaire (Rousseau), ni accomplissement (Hegel), ni voie du retour à l’origine (Heidegger), le poème « excède son genre », en un « mouvement entamé avec le romantisme », où Artous-Bouvet, dans Inventio, percevait la formation de « personnages lyriques ». Avec Jabès, selon l’étude parue dans la revue Critique en 1964 et reprise dans L’Écriture et la différence en 1967, le poème est « maximum de déconstruction : lieu sans lieu du langage où le logos occidental ferait enfin l’expérience décisive de sa propre limite ». Juif, poète, « le sujet s’y brise et s’y ouvre en se représentant ». Jamais ici d’un territoire, le lieu est toujours là-bas, il « n’a pas lieu », il donne le désert de la promesse. Si la poésie de Jabès lue par Derrida est « endurance aporétique de ses contradictions », le « théâtre qu’il découvre chez Artaud comme dépassement de la poésie n’est qu’un théâtre impossible : théâtre sans théâtre » répondant au vœu d’un « geste sans trace », d’une existence sans signification, d’un art sans œuvre, d’une cruauté-vie sans différence. « La double séance » (Tel quel, 41 et 42) trouve « son coin entre la littérature et la vérité », à l’intersection littérature-philosophie. Entre Mimique de Mallarmé et un livret de pantomime de son cousin Paul Marguerite, la mimétologie est débordée : « Il n’y a pas d’imitation. Le Mime n’imite rien. Et d’abord il n’imite pas. Il n’y a rien avant l’écriture de ses gestes ». De même, « il n’y a pas d’essence de la littérature, de vérité de la littérature, d’être littéraire de la littérature », mais « la nécessité d’une lecture ».

            Lecture de Hegel dans sa colonne de gauche, de Genet dans celle de droite, l’un sauvant le reste que l’autre laisse tomber, Glas (1974) rend « l’écriture imprenable » par une dialectisation interminable : glas, glu, conglomérat, glanage, « l’œuvre se coupe de son auteur qui s’épuise à la signer ». La « singularité pure du nom propre », dont la fleur joue la dispersion, passe dans « l’universalité légale du nom dit commun ». Chez Derrida lecteur de Ponge (Signéponge, 1975-1984-1988), la chose  est « toujours autre chose qu’une chose ». Elle « ne se rencontre pas » plus que la « racine sartrienne, qui dans La Nausée, subjugue Roquentin ». Deux textes, Schibboleth. Pour Paul Celan (1986) et Béliers (2003), rendent compte d’une « singularité lisible, c’est-à-dire capable d’universalité », alors que l’événement ne l’est pas. « Il y a là du secret, en retrait, à jamais soustrait à l’exhaustion herméneutique ». Et « il y a là cendre », qu’un accent inaudible mais visible distingue de « il y a la cendre ». Si Proust appelle une appropriation par le lecteur, Celan l’invite à reconnaître quelle est impossible, à affronter cette impossibilité. La flamme « demeure flamme de ne pouvoir jamais se réduire à la cendre ».

            Chant, le poème est « le seul lieu » où un idiome « défie toujours la traduction » (Béliers, le dialogue interrompu : entre deux infinis, le poème, 2003). Reste et résistance, « restance », autre intime. Mais au deuil comme « intériorisation » de l’autre (Freud), Celan répond par son insistance « dans son altérité ». Cendre, la littérature interdit l’absolu du « monde » et du « corps ». Phrase, « Il y a là cendre », insiste dans « la singularité de ce qu’elle a de plus obscurément énigmatique ». Dans Circonfession (1991), la phrase « n’est qu’un tour, qui s’épuise à circonscrire cela, qui eut lieu » et désigne « la circoncision comme principe et fondement de toute l’œuvre », annonce d’une vérité séparée d’elle-même par « une blessure qui ne promet plus la moindre suture ». Circoncis est « le nom qui porte en lui la nécessité d’un autre nom, c’est-à-dire qui assume la différence intime ». L’écriture ne désire pas « que quelque chose reste après moi ». Il s’agit plutôt « de vivre aujourd’hui, ici maintenant », la « vérité d’un monde tel qu’il est, lui-même, c’est-à-dire sans moi ». Où « rien n’aura eu lieu que le lieu ». Et « rendre justice » à un poème, c’est « le lire dans l’inquiétude de la cause qui en justifie le surgissement ». Car « épreuve sans preuve », il « fait relique de sa cause ».

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