espèce de Frédérique Guétat-Liviani par Christian Désagulier

Les Parutions

05 août
2017

espèce de Frédérique Guétat-Liviani par Christian Désagulier

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Il faut du courage pour engager son je, passer le poème dans le sens inverse de l’écaille, de la plume ou du poil que l’on écaille, plume ou écorche avant de manger, ce qu’il a fallu à Frédérique Guétat-Liviani.. En dépit de son titre implicitement programmatique et de la dédicace qui le tuteure, espèce n’est pas un livre de poèmes militants encore que..

« à Timur Kacharava militant antispéciste assassiné le 13 novembre 2005 à Saint-Pétersbourg par des néo-nazis » : si l’on se réfère à la définition de l’antispécisme, mouvement selon lequel aucun des individus composant chacune des espèces animales ne doit faire l’objet de discrimination morale au prétexte de son animalité à l’instar des humains, c’est-à-dire de sa supposée infériorité sensible et intellectuelle (les vidéos dont internet permet la circulation mondiale démontrent tous les jours cette inanité), en ce que cette animalité autoriserait non seulement de penser mais absoudrait sinon encouragerait, absout et encourage d’inhumains comportements à l’égard des animaux..

L’antispécisme ne va pas sans quelques équations en anti et pro aux solutions imaginaires : allez expliquer aux africains de l’ouest de s’abstenir de manger du poisson ou du poulet, aux chinois du chien, aux musulmans d’Inde de cesser de faire le commerce des vaches sacrées hindoues, aux gitans des hérissons.. Un abattoir n’est pas un camp d’extermination, extinction n’est pas génocide, il n’y a pas d’inanimaux agissements à l’égard des humains, questions de mots et partant de poète..

Au titre et à l’exergue s’ajoute le dessin de couverture d’espèce dont Frédérique Guétat-Liviani est également l’auteure qui a plusieurs cordes à son arc, lequel n’est donc pas de Diane, encore que..

Ainsi nous « tohus-bohus » ce qui n’a pas de forme fixe, dont la forme est le mouvement menaçant ; ainsi « la vague » est-elle raz potentiel, « la banquise » fondante un midrash », ruben, r, u, b, e, n, fait partie des « turbulents » talmudiques, ainsi « la foudre » et tout « le tremblement » ; ainsi les « fluides » en ce qu’ils prennent la forme de quoi et de qui les contiennent et se renversent, se noient en eux-mêmes et la source jouée du bâton comme le serpent, et comment la suivre par la pensée en voiture d’Ezéchiel avec le Pentateuque en guise de GPS..

Quand on descend c’est aux « sous-sols » de bauxite – nous sommes depuis le début d’espèce en pays des Baux dont la perte de l’e signale que le bail touche à ses « termes » - et c’est aux langues des mineurs immigrés d’Europe que l’on se rattrape, de ces mineurs avec lesquels l’histoire a joué au ping-pong, qui attendaient d’être dans le noir des jours pour parler leur pays en langues maternelles.. Remontant rouge de minerai, vivants ou morts, leurs femmes officiant au rituel funéraire que FGL rappelle en prélevant deux carottages d’archives, deux poèmes tels quels, tels qu’ils..

Et si l’or lexivié aux cyanures demande sacrifices humains – l’anion cyanure :C≡N: entrait également dans la formule du Zyclon B à Auschwitz – le sacrifice doit être progressif car il faut vivre pour travailler.. Il y a quelque part un bouc qui fera l’émissaire comme il y a des rimes inopinées et des blancs qui minent le poème..

Parmi les poèmes les plus troublants de fondus enchaînés il y aurait « la femme barbare » ».. Barbare en ce que le temps du martyre chrétien de Barbara, de Sainte Barbe patronne des mineurs et de tous les métiers qui s’approchent du feu, des artificiers aux pompiers, Barbara en sa tour séquestrée, convertie des premiers siècles après Jésus, torturée avant que son père ne lui tranche la tête, dont le temps se surimpose sans crier gare avec ces drames du nôtre, entêtant, celui d’une jeune femme en sa tour HLM confinée, interdite d’aimer, sacrifiée honorablement par ses frères qui craignent pourtant le même dieu que celui de Barbara..

Ou bien encore, il y aurait :

l’oiseau de la terre
les hommes ne l’ont pas tuée
ce sont les oiseaux qui l’ont lynchée
depuis son arrivée dans le parc du foyer les animaux ne l’aimaient pas
il a fallu construire un enclos pour elle
pour la mettre à l’abri
ce n’était pas suffisant
pendant les vacances les autres l’ont encerclée et frappée
le jeune homme est décédé presque en même temps
le jour de l’incinération on a ramassé le tas de plumes inerte
il avait trouvé refuge dans le même foyer qu’elle
son cœur s’est arrêté
la mort est naturelle

Et cette jeune fille qui se demande la vie, cette femme, cet homme, vous, moi, FGL à l’arpentage des lieux aux semi abandons, les plus abandonnés de tous..

Ce chien marron promis à la vivisection dans « humanités », ce cheval médaillé de guerre, cette femme qui donne le sein à ses « animales » tout comme ces « légumes », racine, feuille ou fruit, légumes anti-verlainiens, ainsi « le céleri » qui rappelle ce vieillard révolutionnaire, la cérémonie anthropophagique de « l’artichaut »..

Que la poète enrôle les plantes ne surprend pas, même si les plantes comme les animaux ne sont ni pro ni anti, ne sont ni juifs, chrétiens, musulmans, hindouistes ni animistes et l’on sait combien la transformation et la consommation des unes et des autres fait l’objet de prescriptions, l’éléphant et le dauphin, le corbeau avec les singes se reconnaitraient-ils dans la glace comme nous-mêmes, grimaçants.. Et c’est peut-être à cause de cette absence de distinction, à cause de ce trouble anthropomorphique que la lecture d’espèce provoque parfois une gêne circonvolutive, que demeure cette absence de résolution qui nous « tohus bohus », nous « avalanches », « animales » nous brosse en sens inverse, « légumes » nous épluche, nous « humanités » jusqu’aux « termes »..

Qu’espèce entraine la question pourquoi l’espèce humaine ayant dépassé la ligne d’arrivée, persiste sur sa lancée depuis que la machine à vapeur d’eau puis le moteur diesel – après celle de l’imprimerie, la plus bouleversante des inventions humaines, pensez, un moteur qui tourne à l’huile, qu’elle soit extraite des plantes ou des roches, aérienne ou chtonienne, fait tirer la charrue par le tracteur comme tourner l’hélice du navire autour du monde, quand l’humanité était condamnée par certains livres révélés au travail physique forcé à perpétuité, jusque les femmes à la douleur spécifique de nous mettre bas.. Plus de déni possible depuis que des moteurs fonctionnant aux ergols d’H2 et d’O2 vous propulsent en produisant de l’eau, que ces machines à vapeur de la dernière génération vous élèvent à telle altitude que s’offre alors une vue imprenable sur notre planète en voie d’asphyxie et de désertification : de spécide..

Sur sa lancée, l’espèce roulant boulant à tombeau ouvert avant que son couvercle arqué ne se referme sur elle dans un ultime crépuscule, entrainant dans cette arche virtuelle combien d’espèces d’animaux et de plantes au jardin réservé dans l’Autre Monde – παραδεισος, paradeisos en grec – ce paradis dont elle veut se convaincre de l’existence depuis belle lurette, s’en laisser convaincre, avant que ce monde ne soit plus qu’une rai, un rayon, un rien et bon débarras !

Cette question qu’espèce essaye quand bien même de soulever pour qu’un peu « plus de lumière », quand le poème répond par le poème en cachant la clé.. Pas sûr que cette autotélisme n’ajoute pas au blanc désespoir de qui frappe à la porte, serait-il ce visiteur nocturne d’Emmanuel Kant, cet homme qui aurait tué pour manger car il faut bien manger pour vivre et non point vivre pour manger et qui traqué demande l’asile au lecteur son semblable et ce qu’il faudrait faire : l’asile du poème..

« - Il y a des gens qui vont à la pêche, à la chasse, à la guerre… D'autres qui font de petits crimes passionnels, il y en a quelques fois qui se suicident. Faut bien tuer quelqu'un.. » 

Il y a des répliques de Jean Gabin dans le film Le Quai des brumes auxquelles les poèmes d’espèce me font penser. L’acteur qui a endossé l’uniforme d’un soldat colonial, déserteur et meurtrier par amour, s’apprête à fuir pour l’Amérique du Sud – à déserter une seconde fois ce monde pour le fameux Autre - sous la fausse identité d’un peintre juste suicidé dont il porte les vêtements providentiellement trouvés soigneusement pliés sur la plage.. C’est alors qu’à la question du commandant du navire qui lui demande ce qu’il peint, il répond :

« - Je peins malgré moi les choses cachées derrière les choses ! Un nageur, pour moi, c'est déjà un noyé. - Des natures mortes, quoi... »

Car il y a parfois du Jacques Prévert dans la prosodie mise en œuvre dans espèce, mais un Prévert qui aurait oublié sa gomme à la maison, troqué le :CO3 des craies de couleur contre le :C: du noir de carbone. Un poème où le chant serait refusé au lecteur, ne serait-ce qu'un caquetage qui désattriste le temps que l'œuf, refusé le chant en tant que lubrifiant d’origine forcément animale, végétale ou minérale, ne serait-ce que le temps que dure le poème, serait-ce le chant des gonds du couvercle qui se referme que l’on pourrait confondre avec celui d’une porte qui s’ouvre et imite celui des oiseaux disparus..

la gestation
la poule se couche derrière la porte
sur le tas de journaux de la veille
elle va pondre
en attendant elle picore les lettres du quotidien
pas les capitales
seulement les minuscules
celles qui ressemblent aux insectes
quand l’œuf est engendré d’un coup sec elle le brise
le jaune et le blanc se répandent
les images de la guerre de la faim de l’effroi
disparaissent
les caractères s’effacent
la poule se redresse
elle a fini le travail

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