Federigo Tozzi, Des Jeunes par René Noël

Les Parutions

09 mai
2023

Federigo Tozzi, Des Jeunes par René Noël

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Federigo Tozzi, Des Jeunes

Tropismes du corps

 

" Il gagna le cellier, pour surveiller le foulage des cuves ; si joyeux... C'était une journée où il semble que la lumière parvienne à être ce que sont les champs et toutes choses ; ... Lorsque tous les chants et toutes choses sont plongés dans un silence dont on se souvient longtemps. ". (p.184). Chaos et cohérence, Dionysos et Apollon se tiennent mutuellement à tout moment et en chaque lieu différemment, pèse, de toute son expérience d'homme parmi les éléments de la campagne et les premiers états de la ville, la cité de Sienne, pleine encore des odeurs, des bruits des pas des chevaux, des charrettes tirées par les ânes et des accents, des paroles coupantes, hier à peine encore tenues d'un labour l'autre, Federigo Tozzi - 1883-1920 - dont les romans et les nouvelles ont été salués par Luigi Pirandello et Giorgio Manganelli.

Tozzi parle une langue ordinaire du dedans, organique, qui s'évade aussi bien que ces bulles d'oxygène du fond de l'eau jusqu'à la surface. Un monde adulte, constitué, réprimé et tenu au secret si longtemps, que lorsqu'il émerge au petit bonheur, dans un paysage historique, au-delà du bon et du mauvais, il réalise sa forme sans se soucier des modes d'agir de la société qui a ignoré ces espaces intérieurs si longtemps. " Même le philistin qui rêve du comédien ou du violoniste comme d'une synthèse entre le paquet de nerfs et le briseur de cœur est plus proche de la réalité que la théorie économique des instincts, non moins béotienne, selon laquelle les enfants privilégiés du renoncement se libèrent en composant des symphonies ou bien en écrivant des romans. " écrit Adorno (Mini Moralia, p. 285). Tozzi aurait sans doute souscrit à cette observation, lui qui riche du don de vue depuis les profondeurs des sens et des régions du corps, fait dialoguer les humains et la nature tout autrement que ses contemporains, en nietzschéen intuitif.

 

Tozzi sonde in utero et décline les matérialités des mots en transit vers les objets en quête de réalité, flores et lexiques, prose et poésie imagent les fragmentations des heures, des jours et des nuits, herbiers et vocabulaires moins conservatoires de formes séparées, en porte-à-faux avec les parlers de la rue et les comportements des espèces vivantes, que tempéraments modelés par les vies intérieures et les accents du corps. Impressions et expressions mêlées en chaque atome, les critères de coïncidences avec les dehors et les mues des anciens modes de sentir et d'agir, les manières de contempler, d'affirmer à la lumière du jour son monde intérieur, changent et trouvent ainsi de nouveaux appuis, de nouvelles résistances, si bien que les grandeurs, les poids et mesures des moyens humains agrègent à leurs masses les démesures d'hier - il y a là bien autre chose que la voie donquichottesque de Sartre à son Flaubert, ou d'autres à leur Kafka, ont écrit Pascale Casanova et Theodor Adorno.

Les nouvelles de ce livre tiennent ensemble, aussi bien que les formes des troncs et les frondaisons d'arbres grandis en bordure de mer ne font plus qu'un avec les vents, les bourrasques qui les traversent et les nourrissent, les vues de près et les plans larges, les paysages humains dans leurs évolutions lentes et les faits du hasard. " Il faut croire que la sagesse est comme un arrêt, pour le repos " écrit Tozzi dans Barques renversées, le corps et l'esprit liés accouchant d'une physicalité inédite née de l'espace du dedans, soit les formes désirées solidairement par la nature et les hommes jusqu'à leurs accomplissements.

 

Pourtant, à aucun moment Tozzi n'emprunte au naturalisme, son attention portant sur les croissances et les constructions de ces vies singulières, uniques. Aussi toute notion morale - tout point de vue de la situation sur l'échelle de l'abîme et du sommet dépendant des valeurs en cours dans une société à une époque donnée - n'émerge-t-elle à la conscience du lecteur qu'après coup. L'alchimie féconde des possibles à la vue d'un nouveau-né, d'un jour de printemps, ne s'anéantit ni ne se retourne pas tant qu'elle déploie son énergie, son utopie et s'obstine dans l'affirmation de ses horizons traversés où cohabitent la plaie et le couteau, le normal et l'anormal, la servitude et la liberté qui se battent à mains nues, le malheur abouti n'en étant pas moins une réussite d'un bonheur immature. Sur la voie d'une sagesse moins instable et moins imprévisible qu'elle n'est à ses yeux, sans doute Tozzi éprouve-t-il à travers l'écriture une sensation de bien-être. Celle des défricheurs de tropismes inexplorés, des plongeurs immergés dans de nouveaux espaces.

 

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