Ilse et Pierre Garnier (coll.) par Christian Désagulier

Les Parutions

07 févr.
2019

Ilse et Pierre Garnier (coll.) par Christian Désagulier

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Depuis que la fin du monde a eu lieu et concomitamment la fin de l'expression du monde, la fin du monde de l'expression peut enfin intervenir pour reprendre celle d'Ilse Garnier. Quelques temps après que Charles Baudelaire en eut signalé le déclenchement, depuis que nous vivons cette fin du monde au ralenti dont il te semble toutefois observer que la fréquence des derniers spasmes augmente, et depuis que Mallarmé a écrit les derniers poèmes linéaires selon le qualificatif de Pierre Garnier, quand bien même l'auteur du Coup aurait-il dispersé les mots de ses vers sur la page d'un grand geste de la main et ses mots se seraient-ils alors immobilisés face au ciel sur un de leur sens hasardeux, et alors que le mouvement de la fin était encore uniforme juste avant que son régime ne s'accélère uniformément et ne devienne turbulent au début du siècle Vingt, combien y sont allés de leur tentative de renouveler les termes du poème et pour quoi faire sinon pour faire reculer le terme de la fin du monde en se chargeant de son expression, en te faisant grimper dans le poème pour faire croire qu'elle ralentit à l'arrivée alors que c'est le poème qui te propulse, t'en va plus vite et la précipite, relativité restreinte oblige.

 

Rassure-toi, ceci n'est pas un résumé d'histoire de la poésie du siècle Vingt, juste un télescope sur la poésie spatiale telle qu'elle fut théorisée et pratiquée en relation réflexive par Ilse et Pierre Garnier, précisée en échanges avec nombre de mouvements qui la plupart du temps ne différaient que par leur appellation contrôlée.

 

Par le hublot du laboratoire expérimental, deux poètes covalents sont à l'analyse, les mots d'abord passés au pilon pour extraire les lettres du cachet, lettres mises en solution de salive buccale, passées à la flamme du spectromètre à émission visuelle et sonore pour les faire entendre et voir subrepticement à l'état élémentaire puis les mêmes mots synthétisés en lettres d'artifice avant de procéder à la fabrication dactylographique de nouveaux motlécules à la machine à écrire.

 

Au début du siècle Vingt, les plumes de fer (Fe) à l'imitation de celles des merles des poètes ont été remplacées par des machines à l'imitation des marteaux pilons, faisant des poètes des chaudronniers transférant dans leurs écrits non plus l'énergie de frottement de leurs pleins et déliés mais celle délivrée par un peu plus de 26 petits marteaux de plomb (Pb)  – la petite pomme rotative argentée (Ag) d'ibm succédant à la machine Remington aux détonations de pistolet – avant que l'ordinateur à traitement de texte aux lettres associe des nombres compris entre 0 et 1, spectres insaisissables en dépit du drap de cristal liquide en silicium (Si) et qui désormais hantent les écrans, et depuis qu'un faisceau de lumière laser aux ordres de ces nombres préside au transfert de la poudre de carbone (C) sur le papier.

 

Il ne s'agit plus de comprendre le monde ni de le transformer, le départ de la fin du monde ayant déjà été donné à l'arrivée de la machine à vapeur mais de transformer les mots, d'ajouter ou de soustraire de la signification en les fracturant, en en bousculant l'arrangement selon un référentiel paginal, non plus linéaire, phraséologique, narratif, versifié, rimant ou dirimant mais préférant une expression en coordonnées polaires plutôt qu'orthonormées.

 

Par poème on entendait tout ce qui s'écrit de façon linéaire dans la conscience des mots mis bout à bout pour décrire des choses et raconter des histoires, que Pierre Garnier a pratiqué dans sa jeunesse d'après-guerre de 40 à l'Ecole de Rochefort, jusqu'à sa conversion spatiale consécutive de sa rencontre avec Henri Chopin, leur reconnaissance réciproque par-delà de conjoncturelles querelles de préfixes et de suffixes. Ils n'ignoraient pas que des déconstructeurs de texte les avaient déjà précédés partout en Europe qui travaillaient alors sur le motif en 1917 : la démolition sémantique de tous les discours, le poétique inclus, était déjà achevé et produit le poème au futur du passé, celui qui s'autodétruit à la lecture.

 

En matière d'exacerbation phonétique et plastique du mot imprimé et décomprimé sans qu'en soit écrêtée mais amplifiée l'intensité de la révélation émise lors de sa fracturation poétique, que "cela ne veut rien dire", façon de réconcilier Garnier et Chopin, tu penses en particulier à l'indépassable Ledentu le phare d'Iliazd écrit en zaoum publié en 1923, non pas à Tbilissi mais à Paris et bien sûr aussi à Raoul Haussmann en inventeur de l'optophone à convertir le son en lumière, aux typo-collages de Kurt Schwitters et tableaux poèmes de Vicente Huidobro ("VOILA ICI LE VRAI MOULIN     LA FARINE DU TEMPS QUI FERA NOS CHEVEUX BLANCS   "), tant et tant d'autres à Dada ayant tenté d'articuler les cris poussés dans le vide des champs stérilisés d'Europe pendant la trêve de 1919-1939.

 

Beaucoup semble avoir perdu la mémoire du poème conçu en tant que dispositif de sabotage de tout discours diviseur par 0, poursuit la fabrication de bombes à avancement en étant certain du contraire et cela ne changerait rien qu'ils soit hypermnésique. Il n'y a pas de nombre imaginaire, quand bien même sa racine carrée serait négative, pas de nombre pour exprimer cet infini ravageur de la pensée désimaginante, celle qui se prosterne aux pieds de la lettre, la rage poétique imaginale et vaccinale conçue pour vaincre la rage désespérante et sa forme bégnine, la tristesse.

 

Ce que tu dis, n'est-ce pas que si la fin a déjà eu lieu c’est-à-dire le déclenchement du processus de finalisation, l'écriture du poème qui aurait désormais pour but latent de décrire ce processus à partir du second degré, ne trouverait grâce qu'en ce qu'il procurerait une certaine consolation comme de comprendre pourquoi 1 + 1 = 2 ou 10 selon qu'on l'écrive en base 10 ou 2 ?

 

Retour donc au laboratoire afin de déterminer un protocole d'emploi agrammatique des mots1 que d'imbéciles règles de prééminence et de succession ont magnétisés de sorte que le plus et le moins s'attirent dans l'indifférence. Arracher leurs charges sémantiques polarisantes et laisser faire l'œil et la langue pour rendre compte d'une manière juste, belle et bonne, c’est-à-dire consolante du monde tel qu'il croit courir de plus en plus vite pour demeurer sur place comme la Reine Rouge conseille à Alice, au moyen d'une poésie non plus linéaire, unidimensionnelle mais uniment spatiale, courir dans le vide signifiant faire des cabrioles.

 

Tu notes que ces recherches ainsi qualifiées interviennent dans l'intervalle de temps qui sépare la réception des premiers bips émis par un satellite en orbite terrestre (Spoutnik 1, 1957) et la diffusion vidéographique du coup de tampon appliqué par un pied d'homme sur le sol lunaire (Apollo 11, 1969) et qu'il y avait des moyens plus économiques de conquête spatiale, à base de papier, de machine à écrire au rouleau de tissu encreur, de bande magnétique, colle et ciseaux pour démagnétiser les mots et remonter de la sorte jusqu'à la naissance du soleil et au-delà, qui peut le moins peut le plus dirait Sancho Pança.

 

Des nanopoèmes dont la fission poémique déclencherait la création d'abîmes, rassurants en ce qu'ils n'auraient pas de fond dans cette recherche désespérée à se jeter dedans pour que cesse une juste et belle et bonne fois pour toute l'angoisse de la répétition et du pléonasme.

 

Ainsi se spatialisera la "vague", tapant le mot vague à la machine à écrire "v", espace, puis à la ligne plusieurs fois dans son creux un "A", espace, puis "gue" en remontant à la surface et plusieurs fois à la ligne plus bas qu'A, le nom d'(Hokusai) :

 

v     gue

 

   A

 

             (Hokusai)

 

en quelque sorte un théorème comme celui d'Incomplétude de Gödel, un embrayeur d'écriture sans écriture2.

 

Une "vague" en projection planaire, dissemblable à celle d'Alessandro De Francesco3 en continuateur spatialiste de ce début de siècle Vingt et Un qui parvient à extruder son enveloppe hors du plan par anamorphose numérique, avant qu'elle ne crève et t'ensevelisse, te délivre une sensation à laquelle il te semble que la profuse immersion prénatale tout comme la brutale submersion finale ressemblerait, tout ce que la langue machinée à l'ordinateur peut rendre d'autres façons comme ainsi fait Jean-François Bory d'un hanneton4.

 

Poésie lettriste (rien à voir avec Les Tristes d'Ovide l'énigmatique exilé), situationniste, sonore, spatiale, spatialiste, concrète, minimale, minimaliste, oulipienne, élémentaire, objective, phonique, phonétique, sémantique, asémantique : tout se passe comme si depuis la fin du monde (de l'expression), la théorie phagocytait le poème et le dit poème était rabattu au résultat d'une application pratique par anticipation, à moins que cela soit l'inverse, le poème la théorie, pourvu que délectations optique  et linguistique : une lecture parabolique, une expérience lisuelle dirait Jean-Pierre Bobillot5.

 

Retour au laboratoire. Soit le poème Grain de pollen de Pierre Garnier (rien avoir avec l'ouvrage de Novalis : "Nous cherchons partout l’inconditionné et ne trouvons que des choses"),le calligramme constitué de plusieurs "soleil" dispersés sur la page. En principe tous les mots auraient pu faire l'affaire et peut-être même tous sauf le mot "soleil" à l'évidente redondance. Sauf que c'est un calligramme apollinien qui rend au "soleil" sa nécessité dès lors que Pierre Garnier fait cette confidence à joindre au poème son application :

 

C’est la vision lorsque, étant gosse, je regardais à l’aide d’un microscope que j’avais acheté à l’âge de dix ou onze ans des petites plaques avec des pollens. Ce qui m’avait frappé, c’était la ressemblance du pollen et du soleil. Je me souviens très très bien que j’avais été émerveillé par cette vision des grains de pollen qui ressemblaient tellement à des petits soleils. Et ce poème en effet un des premiers poèmes de poésie spatiale, je l’ai fait avec “soleil”.

 

Jacques Donguy, « Entretien avec Pierre Garnier », Paris, 29 avril 1992, dans Poésure et Peintrie, « d’un art, l’autre

 

Synthèse aboutie, il te faut ajouter le commentaire que tu ne saurais taire dixit François Morellet en lettriste du tube au néon dont le symbole chimique est Ne, lequel n'est pas que le premier terme adverbe de la négation mais Ne une part du gaz que tu respires et passe dans ton sang, tes veines, dans les tubes desquelles se produit entre le plus et le moins des atomes de fer de ces arcs qui n'éclairent qu'eux-mêmes en rouge, comme dans le vide spatial anéchoïque, dans ce néant où s'écrit et se crie en lettres de claquage le poème indéchiffrable amplifié jusqu'au silence qu'Ilse Garnier réclame :

 

s    i l      nce

 

 

 

Agrammatique comme pourrait l'être une grammaire de l'intonation appelée de ses vœux par Emmanuel Hocquard qui vient juste de quitter le laboratoire…

2 C'est ainsi que François Bon traduit uncreative writingdans le livre de Kenneth Goldsmith, L'écriture sans écriture,Du langage à l’âge numérique", Jean Boîte éditions, 2018

3 In revue TOUTE LA LIRE N°3, éditions TERRACOL.
4 In revue TESTE, véhicule poétique, N°33.

5 On lira avec jubilation Trois poètes avec(Apollinaire, ndrl) Jean-Pierre Bobillot, Jean-François Bory, Jacques Demarcq, Patrick Fréchet éditeur, 2018.

 

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