JÉRÉMY LIRON d'Armand Dupuy par Lionel Bourg

Les Parutions

05 févr.
2020

JÉRÉMY LIRON d'Armand Dupuy par Lionel Bourg

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Face à ce creux du regard… [1]

 

 

Fruit d’une fréquentation assidue, le livre qu’Armand Dupuy vient de consacrer à l’œuvre de Jérémy Liron [2] -, à la peinture, en fait, ou à l’approche tourmentée qui fonde son rapport avec l’acte même de peindre comme avec l’écriture -, ce livre dense, envoûtant, ne se contente pas d’exposer la problématique d’un art dont l’origine se confond avec celle du sens, mais, Récits, pensées, dérives Et chutes, le titre n’en fait pas mystère, ne cesse d’interroger la matière fluente du temps, qu’elle soit sociale ou, matrice, faisceau d’hébétude et de pulsions contradictoires, cette espèce d’oubli de soi très intimement vécu au sein du vaste dehors silencieux où se déploie l’espace.

Ouvrage si pertinent, si fécond que nul ne saurait passer outre, on y croise un enfant à la promenade – le père, la mère l’entraînent chaque dimanche dans les parages du couvent de La Tourette, l’architecture de Le Corbusier, que raille son géniteur, imposant aux yeux du gamin l’énigme de volumes qui retiendront longuement l’attention de Jérémy Liron -, ce même gosse, médusé par la médiocre reproduction d’un tableau de Degas punaisée dans l’appartement familial, se frottant ou se heurtant de plein fouet à l’étrangeté de toute existence, la sienne, d’abord, de l’adolescent bientôt, de l’adulte enfin comme de ces formes qui, face à lui, instaurent un univers dont l’objectivité presque machinale  participe à la déshumanisation de lieux qu’aucune présence ne trouble.

Dès lors, la méditation qui requiert Armand Dupuy, plus souple, plus sensuelle au fil des paragraphes, dénonce l’épuisement des critères définissant le paysage, les lacunes et le manque d’acuité dont souffre le regard contraignant l’écrivain à cerner de mots et de phrases l’inexprimable naufrage qui le hante. La vue se consume. La parole brûle, serait-elle en charge des fresques de Lascaux, de l’irréversibilité des heures comme des jours inscrite dans l’éphéméride effeuillé par Roman Opalka, des rêves d’un vieil Aborigène et des illustrations qu’un bonhomme haut comme trois pommes contemplait dans les manuels de messieurs Lagarde et Michard appartenant à sa mère. C’est que le néant colonise le vide et ses dépendances, qu’une langue s’invente ou, lascive, s’abandonne en dépit de ses hésitations au courant tour à tour nonchalant et rapide du fleuve dont elle accepte sans restriction le désir non moins que la caresse. 

N’empêche. Le doute règne. On se demande quelle respiration, quelle mort, même, et quelle catastrophe tremblent non pas derrière mais à l’intérieur, sous l’écorce ou l’épiderme des choses dont on ignorait à ce stade la dangereuse banalité. Les « Images inquiètes » de Jérémy Liron, nimbées, voilées de suie, celles qui se côtoient dans « Les Archives du Désastre », comme couvertes d’un film translucide, vert, couleur d’eau malade, endossent l’angoisse qui partout s’aiguise. Au reste, puisque la terreur se répand, puisque la dépravation sensible d’une communauté humaine en voie de réification se propage sans rencontrer d’obstacle, l’art, selon Dupuy, l’écriture en premier lieu, le langage, n’ont plus d’issue que dans la négation des forces qui les nient. 

Monographie exhaustive, dialogue que complètent les divers entretiens recueillis en annexe, va-et-vient singulier où, patiemment, ne refusant ni les atermoiements ni les fulgurances, l’auteur assume en des pages d’une très haute tenue les leçons d’Yves Bonnefoy comme de Pierre Bergounioux, ce Jérémy Liron, publié avec un soin extrême par L’Atelier contemporain, s’avère d’ores et déjà indispensable à toute lecture des multiples travaux d’un peintre qui, comme révélé par la plume d’Armand Dupuy, n’en a pas fini d’instruire l’amoureux procès qu’il intente au réel. 

 



[1] « Face à ce creux du regard, aux questions de savoir ce qu’il nous reste quand quelque chose a disparu, qu’est-ce qu’il nous reste comme image, il y a quelque chose que je n’ai pas encore sondé, mais qui travaille et qui fait comme des blocs compacts qui nous accrochent et auxquels on bute. » Jérémy Liron.

[2] Armand Dupuy : Jérémy Liron, récits, pensées, dérives Et chutes, L’Atelier contemporain, janvier  2020. 

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