l'éternité de jean de Marc-Émile Thinez par François Huglo

Les Parutions

06 juil.
2018

l'éternité de jean de Marc-Émile Thinez par François Huglo

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            Un rang de maïs « peut faire 450 mètres avec 3000 plants à castrer dans la matinée. Quatre rangées forment une planche. La planche où trop de fleurs mâles subsistent après le passage des castreurs sera déclassée ». D’où la forme de ce livre où, le fils étant « consubstantiel du père » (Credo de Nicé, 325), Marc-Émile Thinez reprend le geste de Jean. De « planches A » en planches B, C, D, en passant par « quatre tableaux secs » (produire, reproduire, produire du vocabulaire, produire de la littérature), « quatre épisodes bavards » (écrire, parler, ressembler, finir), « quatre tableaux mouillés » (de l’argile, du maïs, de l’eau au maïs, de la noyade), et « quatre tableaux lâches » (réécrire, rêver, lieux communs, éternité), le temps se reprend. Enfance : temps de la menace de castration. Adolescence : temps de la mue, de la « voix détimbrée » qui « se cherche et s’égare » entre aigu et grave, « qui ne peut que s’écrire ». Temps « de l’écriture, où ce qui s’écrit est produit par l’écriture même », présent où elle « réinvente » la castration. « Où écriture et castration ne font qu’un. Écrire, couper, le même geste et croiser, métisser, hybrider. Soi par l’autre. Soi dans l’autre dans soi. Sans soi ». Une phrase se reprend, reprend une phrase du père, Jean, qui reprend une phrase de sa mère. Comme la phrase Lacan : « La phrase n’existe qu’achevée », « une vie se révèle après coup », dissoute dans les mots, leur « rang toujours recommencé » où se répètent le même pied, toujours neuf, et le même geste, « couper, encore couper », jusqu’à « Plus rien. Écrire pour ne rien dire. Lire sans comprendre. Sans vouloir forcément comprendre. Ponctuation sans texte ».

 

            Le titre, « l’éternité de jean », est écrit en minuscules, comme le sous-titre, « ou l’écriture considérée comme la castration du maïs ». Les majuscules des Noms du Père et des noms propres du dictionnaire sont rabattues sur les noms communs de sa première partie, et l’auteur, l’individu, « originaux », sur le lieu commun. Ni exemple, ni repoussoir, Jean le père n’est pas plus à tuer qu’à imiter. « Longtemps j’aurai cherché l’éternité de Jean », mais pas pour pleurer « dans les bras d’un père retrouvé » comme le narrateur proustien entre les pages de l’écrivain Bergotte. Ce n’est pas le temps qui est perdu et retrouvé, ce n’est pas le père non plus, mais l’éternité à travers lui : chuintement de bottes arrachées à l’argile, mots du dictionnaire, « écriture convenue, lieux communs comme autant de non lieux ».

 

            Jean « n’a jamais lu un seul livre ». Il se tient entre L’Huma et le dictionnaire. L’un passe dans l’autre à travers la grille de mots croisés, où « les mots circulent » et reviennent, « finissent par trouver leur place », sans « besoin de personne ». Personne. Pessoa. Ou Gilles Deleuze : « Je voudrais dire ce que c’est qu’un style. C’est la propriété de ceux dont on dit d’habitude "ils n’ont pas de style" ». Borges surprenant dans sa voix les impressions d’un père en qui il voyait « un homme tellement modeste qu’il aurait aimé être invisible ». Colette : « Écrire comme personne avec les mots de tout le monde ». Warhol : « je veux être une machine ». Valère Novarina : « Je n’ai jamais écrit aucun de mes livres ». Dostoïevski dépassé (« par la liberté de ses personnages ou par la tyrannie du langage ? »). Alain Souchon : « (mon style ?), je n’en ai pas, mon style musical c’est Laurent (Voulzy) (…) On chope des trucs dans la rue qui vous appartiennent même pas, des bouts de phrases qui vous inspirent… ». Baudelaire : « créer un poncif, c’est le génie ». Thinez souligne le verbe créer : « le génie n’est pas le poncif  lui-même mais sa création ». Autrement dit sa transmission , car « qui dit génie dit gène ». Transmission de « la banalité » par « un génie à la fois banal et singulier ». Thinez cite (coupe), les citations se recoupent.

 

            Lieu commun, communisme, conformisme. « Jean n’aime pas les Arabes, les pédés non plus. L’étranger lui fait peur, l’étrange. L’original et l’indifférencié. Tout ». Le dictionnaire le rassure, le protège de l’ambigüité : « un mot une définition ». Jean n’est pas parfait. Les « Hommes de maïs, ou mayas », le seraient si les dieux, pour les empêcher de rivaliser, n’avaient voilé leur regard en leur imposant de « parler sans fin. La langue est la meilleure des consolations, la pire des malédictions ». Le fils rêve « d’un Jean bavard couleur maïs » comme ses cigarettes. Il le transmet, il le crée. « Dans mes mots un père se profile, dans ma main il prend forme et retombe, le Jean d’argile de mon rêve. Tout à recommencer ».

 

            Exister : « laisser des traces » ? Produire, comme les Maiceros qui ont succédé aux hommes de maïs et « ne respectent plus ni les dieux ni la terre » ? Désir de notoriété : « plus on salope et le fait savoir, plus on dure ». Petits calculs, comptes d’apothicaire, d’ « auteur bourgeois qui marque et délimite », d’ « auteur propriétaire » depuis que l’individu a fait irruption sur la scène publique. Depuis, il « ne cessera d’enfler », et « avec lui l’auteur », sa « singularité, en gros caractères sur la couverture » « Mesquine immortalité » ! L’éternité, au contraire, veut « effacer les traces ». L’originalité ? « Une plaisanterie ». Signer ? « Singer ». Exister ? « Un plagiat je le sais, je l’ai lu ».

 

 

 

 

             

 

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