La cité dolente de Laure Gauthier (réédition) par François Huglo

Les Parutions

06 mars
2023

La cité dolente de Laure Gauthier (réédition) par François Huglo

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La cité dolente de Laure Gauthier (réédition)

 

 

            Comme ceux des troncs d’arbres, les cercles de l’enfer emprisonnent une croissance, cernent des âges. À peine né, l’on va dans la cité dolente, comme il est écrit sur la porte de l’Enfer de Dante. Et l’on y retourne, en chacun des sept chants plus un avant-dernier qui composent La cité dolente de Laure Gauthier, dont Pascal Boulanger avait salué le « contre-discours » dénonciateur de « la pantomime prostitutionnelle », de ces « rivalités mimétiques » qui assassinent le « génie, l’enfance retrouvée à volonté » (Baudelaire). LansKine propose une nouvelle édition de ce texte, revue et corrigée par l’autrice.

 

            « Le mort saisit le vif ». De cette formule qui désigne l’héritage, Marx s’est emparé pour décrire le travail mort vampirisant le travail vivant, et Bourdieu à sa suite a écrit « Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée » (Actes de la recherche en sciences sociales, n°32-33, 1980). Nos prothèses électroniques et leurs intelligences artificielles donnent de nouveaux prolongements à ces réflexions. L’enfer moderne est un empire de morts-vivants, où les yeux d’ « enfants ballants », vieillards précoces, sont chargés de « cernes aubergines filandreuses », et la « cruauté » d’une « musique de manège » les met « sur les rails pornographiques du rythme binaire », tandis que leurs parents tiennent « le rythme d’achat, pris dans d’autres centrifugeuses ». Couverts « d’un masque malin », ils « connaissent à quatre ans la boue mortifère de la tranchée. Ils marnent à peine nés ». Nous avons, quelques pages auparavant, rencontré cette boue dans le récit d’un homme rendant une ultime visite à son « amante poussière » hospitalisée : « prendre adieu de (sa) chair évaporée / Comme si la mort remontait à la surface de la peau / Après un séjour saumâtre dans les profondeurs // Et moi, carpe, je rôdais dans ton être boue ». Le vieillard volontairement enfermé dans un hospice se sent « Dépossédé. Libre. / Il se passe si peu ici ! On devrait plutôt dire un vivoir ». Comme si le mouroir était le monde extérieur à l’hospice.

 

            Comme mouroir et vivoir, mort et vie échangent leurs rôles. Le vivant qui se sent « presque creux de mort » s’emplit du « souvenir de la parole » d’une morte comme un mourant caressant une joue vivante. L’ « eau du souvenir » fait le passage, « apprendre à mourir » serait apprendre à y nager. Cette eau est coextensive à son contenant : « Dans ce corps, / Soixante-dix kilos de mémoire ». Mais irréversiblement « l’on se sent, toujours à marée basse, d’une mer qui ne vient plus remonter ». L’eau du corps hospitalisé est aussi nuage : « Étrange troc de liquides. Homme nuage, / On m’injecte, je déjecte ».

 

            L’humour noir rôde. Prise entre des charniers télévisés et un voisin mort, une femme hospitalisée goûte cet avantage de vivre : « au moins quelques jours, voire quelques semaines de programmes devant elle ». Autres programmes : les publicités pour des promotions. « Tuer en période de soldes coûte moins cher ». Tenté par une scie circulaire, le lecteur s’interroge : « Quelle est la matière du cou ? Plus proche du bois ? Ou du fer ? Cadavre Armand ». Conséquence de l’obésité : « Il faudra bientôt planter davantage de pins et de chênes pour les cercueils XXL ». Et « Ça sentira bientôt le sucre au père lachaise, quand les enfants haribo viendront s’y retrouver ». Mortes et vives, ou ni mortes ni vives, leurs chairs sont comparables aux matières ultra-transformées qu’elles consomment. « Les yeux dans la crème », l’enfant « saccagé » qui « ne court jamais », engraissé aux « repas tristes », soulève péniblement des « chairs inventées de toutes pièces dans nos géographies comme du crabe reconstitué ou la mie d’un pain industriel ». Mûrir, mourir : pour ces chairs, quelle différence ?

 

            « Que faisaient-ils avant les écrans ? », ceux qui promènent à l’hospice un « inutile bonus track », qui « s’excusent d’être et de manger encore » ? Ce couple qui « fait pilulier commun » ? L’écran est hublot d’un lave-linge : « On m’a mis l’entonnoir à histoires, ils m’ont fait avaler le cauchemar », jusqu’à « la nausée ». Des « produits manufacturés en masse, des siècles de culture » recouvrent « les corps morts », sous « le regard des arbres » que menace la déforestation.

 

            Dans « l’avant-dernier chant », le vieillard devient Hugo : « M’accrocherai-je, léopoldine, au canot ? ». Un Hugo valéryen, tentant de vivre, courant à l’onde en rejaillir vivant : « ressortir de l’onde, la robe blanche trempée qui pèse, mais oser faire le choix de respirer, les pieds nus et les mains vides ». L’enfer de Laure Gauthier dessine en creux le paradis que serait une vie avant la mort, et appelle un sursaut, hors de la « boue mortifère de la tranchée ». Un bond de la carpe prise dans « l’être boue » vers le carpe diem ? 

 

 

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