Le Chaos (Contre la terreur) de Pier Paolo Pasolini par René Noël

Les Parutions

03 déc.
2018

Le Chaos (Contre la terreur) de Pier Paolo Pasolini par René Noël

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E la vita va, journal d'Italie

 


 

Avec Pasolini, on s'était dit, entame possible d'une note de lecture (ayant je ne sais pourquoi à l'oreille avec Braque, peut-être, on s'était dit de René Char, ce dernier à plus d'un titre y compris politique, hautement paradoxal après la seconde guerre mondiale, de résistant assistant lui aussi à l'effondrement brutal de la civilisation dont il a été l'héritier, celle de Magne Char, son grand-père enfant naturel et abandonné qui meurt à ses onze ans, jouvence de sa poésie, le poète buvant à cette source toute sa vie, voyant son ancêtre libre, nomade et d'autant souverain qu'il n'est de nul lieu et ne possède rien, oscillant entre tyrannie éclairée et despostisme modéré, refusant l'ordre existant) à propos d'un homme seul, isolé pour cause de panne générale de civilisation malgré ses nombreuses et solides amitiés tout au long de sa vie, dont la fin effective a donc eu lieu bien avant son assassinat, imaginant Roberto Longhi, Alberto Moravia, Elsa Morante, Italo Calvino, Andrea Zanzotto qui lui doit en grande partie l'écriture de la poésie en dialecte, Franco Fortini... les uns et les autres peignant, écrivant en langues régionales, imaginant des utopies concrètes portés par l'enthousiasme et l'audace de leur ami, toutes liaisons à corps et âmes perdus qui animent ses chroniques publiées dans l'hedomadaire Tempo du six août dix-neuf cent soixante-huit au vingt-quatre janvier dix-neuf cent soixante-dix : date historique à plus d'un titre marquant le début de l'effondrement des utopies coïncidant avec celui des cultures du monde rural, les réformes agraires adoptant le modèle de l'agriculture extensive à marche forcée dévastant autant les axes des paysages, l'organisation spatiale et temporelle des communautés humaines que le plan mental de populations déversées et transplantées en masse dans les villes ; le fourvoiement des avant-gardes critiquées par Pasolini pour leurs anachronismes et aveugements, le poète, le cinéaste, leur reprochant d'abandonner aux mains de la réaction l'histoire et les mémoires des peuples de l'Italie ; soixante dix étant l'année de la parution de la Théorie esthétique de Theodor Adorno critique autant de l'orthodoxie hégelienne de l'esthétique de Benedetto Croce que de la vision de l'art détaché du matériau et du sens commun, de Contrainte de lumière de Celan inscrivant un acte de refus et de proposition à travers le langage et les matières tournées vers une réalité affranchie de l'inhumain aussi innovante que la poésie d'Andrea Zanzotto, du décès de Charles Olson, poète objectiviste auteur de Les poèmes de Maximus... : ne sommes nous pas aujourd'hui nez à nez avec ces avancées décisives d'une modernité audacieuse et émancipatrice s'achevant brutalement, ces œuvres n'attendant que l'attention de leurs descendants afin de leur inspirer de nouvelles façons de vivre concrètes ? la chronique du poète cinéaste au Tempo prenant fin après que Pasolini eut été censuré.

 

L'innocence et le bonheur qu'il a connus jusqu'à la publication de ses premiers poèmes frioulans, l'insouciance et le plaisir sans remords tranchés à vif signent l'amorce de sa tragédie qui est celle de toute l'Europe. Ni la poésie, ni le cinéma, ni la politique, ni la liberté des mœurs, ni la critique sociale ou la fiction et encore moins la renommée ne peuvent quelque chose vis-à-vis d'une accélération marinétienne, elle-même combattue déjà par les futuristes russes dès les années vingt, fascinant et stupéfiant le libre arbitre, opprimant le rien quant à lui gros de toutes les formes de contrat social et politique possibles et imaginables. Si la critique est unanime face aux injustices, nombre d'options irréconciliables subsistent néanmoins une fois l'évidence du constat établi, la réception et l'édition de Pasolini en France tendant parfois à oblitérer ses engagements contre les pensées de droite réactionnaires et conservatrices1 ainsi que Gramsci est pillé plus souvent qu'à son tour par les penseurs néo-fascistes.

 

Pasolini n'a jamais dévié de la lutte à gauche malgré tous les vents contraires quand Ezra Pound, poète lui aussi dépouillé de ses croyances naïves de jeune professeur avant la seconde guerre mondiale, pas plus prophète en son pays que Pasolini dans le sien, choisit quant à lui de s'engager aux côtés des fascistes en Italie avant de vivre de sa prison l'essor paroxystique de la société de consumation, de consommation, tornade née selon Marx et Bakounine au cours du dix-neuvième siècle avant les révolutions européennes de dix-huit cent quarante-huit, époque des restaurations en France jusqu'à Thiers, fossoyeur de la Commune de Paris : Pound dont Pasolini réécrit un Cantos dans le but d'arracher la droite aux fascistes, de la faire redevenir elle-même - d'une façon voisine de notre aujourd'hui où il s'agit de mettre face à face des adversaires réels ayant des programmes et des objectifs différents, seules ces différences pouvant donner lieu à une lutte et à la continuation de l'histoire - et non parce que lui-même serait de droite.

 

En Italie, dix-huit cent quarante-huit signe le Resorgimento, le désir d'unification de l'Italie. L'unité italienne n'a dans les faits jamais été acquise, la France étant autant du point de vue de la stricte séparation des pouvoirs entre l'état et la religion, que de son unité, un cas à part, tandis que dans la plupart des autres pays, la religion tient une place centrale, à commencer par l'Allemagne, le modèle actuel de tous les européens, où il n'y a pas de laïcité, chaque citoyen se devant déclarer être d'une religion, religion qui en Italie pour Pasolini est un vecteur culturel crucial, le poète étant toujours tourné vers l'avenir ainsi que son recueil La nouvelle jeunesse2 libère les émancipations, éclairant les zones du passé occultes ou défigurées par les idéologies dominantes de son époque.

 

Pasolini proche de Fellini dont il aime la compagnie et les images, trempe dans le bain commun, la vie concrète, les paraboles, écrit et filme les allégories et les mythes créés à neuf pour la société de son temps. Ainsi Théorème et Porcherie qu'il évoque dans ses chroniques où les lettres des lecteurs sont débattues, permettent-ils à Pasolini de donner corps à son désir de ne pas être suivi ou imité, d'agir et de proposer des formes de dialogues qui supplantent et rendent méconnaissable la figure du père modèle de nos façons d'agir, aujourd'hui encore. Dialogues avec Moravia par exemple, poèmes, politique bien sûr, sport, esthétique, sur le théâtre, le cinéma... c'est par une Lettre d'une émigrée que se conclut ce livre dont rien n'a été dit, tout reste à lire, journal d'un poète qui devrait inspirer tous les chroniqueurs tant l'éventail de ses curiosités, large, et l'esprit analytique-poétique ne cessent de traverser la main et l'œil de Pasolini dont l'humanité et la sensibilité ont accompagné si longtemps Fellini qui évoque à maintes reprises leurs déambulations communes durant des nuits entières dans les quartiers de la banlieue de Rome.

 

1 Ainsi l'éditeur de Chaos de Pasolini compte-t-il à son catalogue des livres d'Oswald Spengler et de Ludwig Klages qui outrepoussent les constats d'une réification de la société et finissent par des anathèmes proches de prédications extrémistes de droite, mélanges des genres qui ne sont pas propres à cette maison d'édition, Dominique de Roux pour le compte des éditions de l'Herne ayant par exemple pratiqué ces formes d'amalgames qui n'ont pas épargné nombre d'éditeurs français, survivances des partisans nostalgiques, parfois à leur insu, de la monarchie, des conservateurs qui refont surface dès que les pensées anti-révolutionnaires, révisionnistes ont pignon sur rue.

2 La nouvelle jeunesse, Poèmes frioulans 1941-1974, Traduction et Postface de Philippe Di Meo, Gallimard, 2003.

 

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