Le Vent chaule, suivi de L'Herbe écrit de Caroline Sagot Duvauroux par Nicole Caligaris

Les Parutions

05 déc.
2009

Le Vent chaule, suivi de L'Herbe écrit de Caroline Sagot Duvauroux par Nicole Caligaris

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…nergie Vs acédie, telle est la formule de ce livre.
Le texte s'ouvre sur une débâcle, au sens où le sol se dérobe sous vos pieds : un double deuil, celui d'une pièce de peinture jetée à la décharge : "Pendant que je décortique la langue chavirée d'une romancière, on flanque dans une décharge de la Drôme mes deux grands rouleaux de peinture. Mon ardeur. 250 mètres en tout." Caroline Sagot Duvauroux est peintre. Et, souvenir d'enfance, le décès de la grand-mère qui expire pendant une lecture à haute voix de Phèdre. Retenez cette familiarité avec le théâtre. "Vous êtes le héros, l'œil, je suis la vue, le chœur". Le texte s'ouvre sur une déploration, celle d'un désastre qui introduit le blanc, dans le texte, qui produit le travail du e muet, qui produit la méditation en fugue sur l'œil de la lettre, ce vide à l'intérieur du e, à l'intérieur du o, à l'intérieur de ces deux lettres qui sont celles de l'œil.
Le Vent chaule, suivi de L'Herbe écritmonte du blanc, couleur muette, son neutralisé par la neige, au bleu de la vierge d'Antonnello de Messine, renaissance de la peinture occidentale, l'espoir, le passage accompli entre Charybde et Scylla pour se tirer d'entre les mâchoires de la défaite et de la mort qu'elle précède.
L'écriture, puissante, tente tout : le lyrisme et le massacre du lyrisme, le vers sous différentes métriques, la française et la grecque, le récit, le dialogue théâtral, l'épopée par segments, le portrait cliché en quatre phrases qui font un personnage frappant et pas une syllabe de gras, le talent et la rupture du talent, le mariage morganatique des registres, le gros mot avec le mot rare, le mot singulier avec sa solitude, le petit dessin, le jeu d'enfant, le code graphique, la chanson, tout, l'ouverture aux saloperies de l'actualité, l'allaitement aux sources majeures des textes antiques et des poètes nourriciers, tout, sans peur et sans goût pour les paillettes artificielles du spectacle formel, tout dans un mouvement profond, le renversement de la page, le traitement des finales en initiales, la justification du texte par le bout du souffle, tout ce qui, par les moyens du texte, fait le bouleversement : le désastre, la contraction, le manque, le repli, le retour, la reprise, la montée du chant, l'espoir.
Le deuil ouvre, provoque et bouleverse la facture du texte, sa poétique, son corps de texte, sa formation.
"Un jour on s'arrête (dit la quatrième de couverture du livre), saisi par la foison des pistes. On s'arrête au bord de quelque chose. C'est peut-être un mot, c'est peut-être la première lettre d'un mot. Qu'on ne comprend plus. Tant il y a de directions qui s'échappent d'un angle. Les directions ce sont les moments, l'angle c'est ici le deuil avant ses divers seuils."La clé énergétique de l'écriture de Sagot Duvauroux est dans la troncature. La coupe écrit son texte. C'est ce qui lui donne ce battement qu'elle scande parfois d'un bâton graphique. La troncature c'est, en logique, la coupe de la fin d'un terme. Caroline Sagot Duvauroux part à l'exploration du retranchement des e muets : au lieu de la tenue musicale, une fermeture du souffle, qui durcit la parole et la livre au son tonique des consonnes : "Fallut l'apocop' en fin d'herb'/L'herb' écrit malgré le vent chaule." Les premiers alphabets ignoraient les voyelles : ça fait des yeux, ça fait des blancs, des manques livrés au son seul que l'écriture omet, codant et à la fois signifiant, par l'imperfection du code, qu'elle est un code.
La troncature, en joaillerie, désigne la taille des angles en facettes, pour en multiplier les reflets, ou les rayons, autrement dit les directions. Et c'est comme un seul livre, diffracté, que je lis Le Vent chaule suivi de L'Herbe écrit. Art de la diffraction puisé, en littérature, chez Racine, avec l'impressionnante ånone, Phèdre noire, archéo-Phèdre qui fait résonner les pulsions que l'héroïne cache, ånone, peut-être bien convoquée ici par son initiale en œil : "ånone contemple un môle l'œil morne", vestige du coryphée tel que posé, chez les classiques, en double mineur du héros, à qui Sagot Duvauroux donne, mode mineur ou pas, une voix ample : "On m'a mesurée par sentence./Mais je suis au milieu de ta phrase un milieu de plus en plus profond. C'est moi ånone qui fais gonfler la voile par le milieu du vers. Car je n'ai pas encore parlé. Tu as troué ta voile. Ta culpabilité ? Enfonce-toi, Phèdre, dans ton marais salé, fille de qui tu veux. Je tournoie jusqu'au décisif. Te laisse l'indécidable et la beauté, je me charge du pire." (p. 158) Et j'entends, sous la surface, discrètement, Sagot Duvauroux faire tourner le son : je lis dans le "marais salé" les larmes de Phèdre mais sans doute aussi la mer, et par rebond je vois que la mère a disparu : "fille de qui tu veux" (pour mémoire, Phèdre est la "fille de Minos et de Pasiphae" l'Amazone). La mère manque ? Oui, mais ça tourne : ånone, au lieu de se noyer, tournoie et renverse le sens de la lecture. Le trou, l'œil dans la voile, peut-être que c'est un manque, peut-être que c'est une nuit ånone dans le blanc de la toile Phèdre, peut-être que c'est la déchirure d'un passage, peut-être que l'enfoncement est un retour entre les jambes de la naissance : "L'écart vertigineux où voudrait s'inscrire quelque chose."
Caroline Sagot Duvauroux se retourne sur l'origine du monde, c'est un bleu, c'est un bassin méditerranéen, c'est l'ouverture d'un vagin maternel qui a lui-même franchi l'ouverture d'un vagin maternel. Mais je vois aussi dans ce livre un œil porté sur l'origine de l'écriture. D'abord oralité, d'abord théâtre, un souffle enlevé par un battement, une énergie travaillée, à l'origine de toute écriture et au service de ces scènes aux corps noirs, aux mouvements magnifiques, mythes évoqués, traces des récits communs et synthèses d'un monde, cuites pour longtemps dans la terre rouge des amphores de la période noire. Caroline Sagot Duvauroux produit de ces images, jouant la partition de nos mythes, faisant passer le bâton de parole de la noire ånone à Io la blanche, la génisse, figure symétrique du Minotaure et familière de son œuvre, blanche d'une autre blancheur que celle du vide, que celle du deuil, blanche d'une blancheur de fiancée, de primevère, dont l'o enlace une voyelle sonore et pas muette.
Le vent chaule. La chaux saupoudrée sur les champs fait ce travail de nettoyage, de destruction de ce qui vit pour régénérer la terre, chauler, c'est à la fois un hiver, à la fois une préparation à la fertilité à venir. Sur la tablette d'argile qu'elle ramène au blanc, la chaux produit de même l'effacement qui prépare l'écriture. L'herbe écrit. Caroline Sagot Duvauroux le fait voir, qui dessine des traits d'herbe, toute une steppe qui commence à reprendre son texte et que je vois, moi qui n'ai guère d'accointances avec le végétal, comme l'évocation des calames ou de souples végétaux à écrire, empreinte de ses origines dans l'écriture même. Remontée à la conjonction du dessin et de l'écriture, un volatile, un son, un rire, Sagot Duvauroux donne "petit patapon" en hiéroglyphe, et vous verrez si ça tourne. Et que je ne peux pas faire comme ça le tour de ce livre, de cette œuvre si riche. Il faudrait revenir à la peinture, à la lumière des peintres évoqués, Rothko, à leur ambition d'ouvrir l'homme sans avoir froid aux yeux, Bacon. Il faudrait s'attarder sur la langue, sur les termes voyageurs qui viennent provoquer et surprendre la langue. Il faudrait revenir au rythme, une vie, une joie. Il faudrait mieux dire son goût pour le son, que ses titres expriment : le cri Atatao, l'énigme Köszönöm (du hongrois, prononcer keuceuneume), et ce que le son contient de mouvement d'air, Vol-ce-l'est, d'énergie.
Contre l'acédie, niveau zéro de la libido, dégoût ontologique, péché capital chez les pères du désert : "la pire tentation et la plus démoniaque" écrit Sagot Duvauroux. J'y vois une question politique pour la littérature en société mercato-démocratique : prendre la parole, à quoi bon ? Il y aurait long à dire sur cette tentation du dégoût et c'est la portée de ce livre, et de l'œuvre ambitieuse de Caroline Sagot Duvauroux que de ferrailler avec cette tentation qu'il s'agit de combattre par la farouche énergie du texte. …coutez le battement, écoutez le lexique :
J'entends par vérité l'audace de n'être que là. Non distrait du cours mais chopé quelquefois par un autre cours. Sauter d'un misérable saut, le regard planté, local, où ça bouge. N'être que le sursaut d'une braise dans la fournaise. S'accepter du moindre souffle. refuser la castration d'un mode. S'attacher à la soif non au goût. Tenter tenter. La polyphonie est trop arrangée, trop sublime pour la vérité. Cacophonie va mieux, je suis désolée. L'irrécupérable est aussi le boulot de la poésie. Peut-être faut-il jeter le livre tout de suite. Le laisser aux poches de résistances, à l'état rélictuel que l'on trouve dans les décharges. (p. 108)
Toute la force vivifiante du travail érudit et sauvage de Caroline Sagot Duvauroux tient à ce "Tenter tenter" qui nous rappelle, qui nous redonne l'impulsion.
Entre la cacophonie pas belle du monde et polyphonie trop léchée du texte peaufiné, j'aimerais proposer l'esthétique brute et cristalline du chant diphonique où excellent les chanteurs de Tuva. Chant du fond de la gorge, qu'il faut écouter, libre de toute conventionnelle joliesse, pour goûter la merveille acoustique qu'il produit, utilisant la cavité orale et les voies nasales pour faire vibrer, dans une même gorge et dans une épuisante prouesse, deux voix divisées qui entrent en résonance. C'est cette qualité de chant que réussit Sagot Duvauroux.
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