Roger Gilbert-Lecomte & René Daumal par Christian Désagulier

Les Parutions

04 août
2015

Roger Gilbert-Lecomte & René Daumal par Christian Désagulier

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ACCUSÉS DE RÉCEPTION

On ne s'écrit plus de lettres. Désormais les lettres sont rangées aux archives et les lettres des morts sont détruites ou archivées ad vitam aeternam à moins que. Il faudra des archivistes pour lire les lettres conservées par leurs destinataires ou celles que les héritiers n'auront pas brûlées ou juridiquement interdites de relecture : ainsi celles de R. Gilbert-Lecomte jusqu'à ce qu'un procès (la vérité ne doit-elle pas rester cachée pour conserver sa valeur depuis que Nietzsche ?)

Tous les poèmes sont des lettres adressées à soi-même en tant qu'à tous potentiellement. "J'écris un poème" signifie "je vous écris une lettre". Je vous donne de mes nouvelles, des nouvelles de moi qui interfère avec le monde. Je vous en demande des vôtres, à vous mes semblables, mes frères, ma sœur, mon enfant.

Cette Correspondance est la compilation de l'ensemble connu des lettres qu'échangèrent R. Gilbert-Lecomte (RG-L) et René Daumal (RD) entre 1924 et 1933 dont les notes originales sont précieusement nécessaires au décryptage des passages quasi maçonniques des deux "phrères" ainsi qu'ils se désignent entre eux, phrères "simplistes", d'un simplisme qui serait celui d'un primitivisme d'enfance[1].

RG-L et RD avaient-ils conscience qu'un jour leurs  échanges de missives seraient imprimés, annotés, adressés "à tous" ? Contemporains de l'auscultation du moi "pour tous" qui va se nicher dans les protubérances de l'inconscient, ce n'est pas au stéthoscope mais c'est au bistouri qu'ils cherchent à lire dans les entrailles, les leurs, les nôtres - RG-L n'a-t-il pas préparé médecine pour se mourir d'anesthésie généralisée au C17 H19 NO3 et RD, ne s'est-il pas frotté au CCl4 et puis une fois ces "misérables miracles" démasqués, aux religions hindoues qui travaillent à énucléer la source de toutes douleurs qui sont la vie ?

Le délire contrôlé de ces confessions tendrait à montrer qu'ils prenaient au sérieux leurs écritures et leur encodage pataphysique, qu'ils n'en anticipaient pas la possibilité de publication post mortem, comme il arrive de ceux que l'unique contemplation des coquelicots déçoit et pour qui le jus de citron est aussi une encre sympathique. Mais qui sait, en poètes-lecteurs de Correspondances à commencer par celle d'Héloïse : les poèmes sont des lettres etc...

Quand RG-L et RD commencent à correspondre, ils sont lycéens provinciaux (on sait depuis Arthur Rimbaud ce que la province peut générer de fourmillements partout, de départs accélérés[2], de retours de manivelle brûlants - se rappeler que RD est né dans les Ardennes - et la loge des Simplistes a un petit côté Disparus de Saint-Agil (film qui en dit plus qu'il n'y paraît sur ce qui se prépare en 1938) : association d'adolescents inspirés, espérants, soucieux de distinctions, d'introspections libératrices, où très vite se devine sous RD, l'alpiniste analogique et sous RG-L le désarroi de qui dévisse.

Le Grand Jeu est un oxymore - un occis mort, c'est à dire un pléonasme - et puisque la vie ne l'est pas, tout juste un petit jeu, autant jouer à faire semblant qu'il le soit, grand, ce jeu de perdition. A la roulette des mots, le poème, le "poème", se présente en face du canon[3], qu'on l'oriente contre ou bien avec soi : action !

Ce que dit la Correspondance de ces grands joueurs moqueurs, c'est à dire sincères extrêmement, jusqu'à s'administrer des sérums de vérité héroïque, négligeants à laisser les bacilles faire leur nid aux creux poplités.

Aujourd'hui que l'on ne s'écrit plus de lettres mais des mails, qui sont des places où l'on joue aux quilles, que deviendront les mails des morts ?

Voici une leçon d'amitié faite d'heurs et d'heurts pour notre nanocosme.

"Ô que ma quille éclate, Ô que j'aille à la mer"...

 



[1] Voir le magnifique article de Thierry Galibert « La quête du primitivisme perdu. Le poète selon le grand jeu», Revue d'histoire littéraire de la France 2/2001 (Vol. 101) , p. 281-291 : www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2001-2-page-281.htm

[2] Je ne connais guère plus beaux textes sur Rimbaud que celui de RG-L, Fata Morgana, 1971

[3] "Car nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, union d'hommes liés à la même recherche. Ceci est notre dernier acte en commun; art, littérature ne sont pour nous que des moyens." signé RG-L, en complet accord : Hendrick Cramer - René Daumal - Arthur Harfaux - Maurice Henry - Pierre Minet - A. Rolland de Renéville - Joseph Sima - Roger Vailland, extrait de l'avant-propos du Grand Jeu n°1 (1928)

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