Silence : ça tourne ! de Julien Blaine & Nawar Bulbul par François Huglo

Les Parutions

29 janv.
2024

Silence : ça tourne ! de Julien Blaine & Nawar Bulbul par François Huglo

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Silence : ça tourne ! de Julien Blaine & Nawar Bulbul

Une sottie contemporaine

 

            Après les poèmes partitions d’Heidsieck et les Partitions de Blaine, voici le poème livret, celui d’une sottie, qui au moyen-âge était une pièce politique et au XVIe siècle une satire fondée sur l’hypothèse que la société entière est une farce jouée par des fous. Aujourd’hui, disait déjà Pierre Dac, « ce n’est plus de la loufoquerie, c’est de la folie furieuse ». La « sottie contemporaine » qui rassemblait Julien Blaine, Nawar Bulbul, auteur, acteur, et metteur en scène franco-syrien, et Jean-Jacques Lion au saxophone, fut créée au théâtre de l’ouvre-boîte les 19 et 20 janvier 2024. Autour du texte-noyau imprimé en noir, tournent photos en couleur et, en rouge, didascalies pour mise en place et mise en voix. Ou est-ce le livret qui tourne autour de la performance vocale, musicale et dansée ? Le silence est ce qui précède l’action, sur la scène ou sur le plateau (avant le clap), et ce qui lui succède (après le clap) dans les mémoires et sur les pages. « Silence, ça tourne ! ». Nawar Bulbul photographié en derviche, le visage masqué par celui de Julien Blaine, et les pages du livret, tournent autour d’une citation de Mahmoud Darwich : « Et la terre se transmet comme la langue ». Quelle terre ? Quelle langue ? Celle que chacun a en charge. Ou ce qu’il en reste. « Notre terre ne nous appartient plus. / Nous sommes tous des renvoyés, / des futurs exclus ».

 

            La couverture de Géranonymo n°6 jouxte celle d’Algonquin pour rappeler ce que furent la révolte des Indiens de Wounded Knee, les Native american nations, et leur expropriation. Sur les pages suivantes, Yasser Arafat et Marcus Tullius Tiro ne se font pas face par hasard, tous deux incarnant une émancipation et une transmission. Esclave affranchi, Marcus Tullius Tiro est l’inventeur d’un système de 1100 signes dits « notes tironiennes » pour transcrire les discours de Cicéron dont il était le secrétaire, l’assistant et le confident, et dont il conserva et diffusa les écrits. La notation est l’une des préoccupations de Blaine, dans ce livret comme dans ses Partitions. La rotation d’une lettre, I, X, H, Z ou N, autour d’un O central, pendant qu’ « Awar tourne » (indication en rouge), évoque les molécules quadrivalentes comme celle du carbone, molécules elles-mêmes formées d’atomes, dont les électrons gravitent autour du noyau (protons et neutrons). Et, bien sûr, la rotation de la terre, celle des autres planètes, voire la grande roue de la galaxie. Tourné en spirale ou en ruban de Möbius, le cercle part en vrille et en 8, debout ou couché à l’infini. Ouvert en haut, le 8 du peuple Algonquin est « nommé ciboulette », il dit et veut dire « ou », alors que celui de Tullius Tiro, « fléché au bas du ventre » et « nommé esperluette », dit et veut dire « et ».

 

            De la terre à la langue et au texte, comme Mahmoud Darwich, Blaine franchit le pas : « tandis qu’ils et elles / cherchent à décrypter / Le texte / nous ne cherchons qu’à / l’effacer / ou / la parabole de la toupie ». Comme l’O est central dans le NON, le NON l’est dans la sottie. Blaine rappelle que Nawar Bulbul « a quitté la Syrie avec femme et enfants pour s’installer dans ce hameau et venir parler de Michel Seurat, de 1968 et de l’égalité, l’ÉGALITÉ sur la scène du théâtre des Carmes au festival d’Avignon ». Michel Seurat a été assassiné, répond Nawar Bulbul, et le mot « oui » imposé au peuple syrien qui « n’a le droit d’ouvrir sa bouche que chez le dentiste ». Mais il lance à Julien : « Ne soyez « pas pessimistes.  J’aimerais que tu saches mon cher Michel  que le 15 mars 2011 le peuple syrien est sorti dans la rue pour essayer d’utiliser le mot "non" "non" "non"  "non" !!! ». Mais « 2 millions de "NON"  ont été tués », et 12 millions déportés. À leur place, Hafaz Al-Assad puis Bachar  ont « ouvert les frontières à 12 millions de "oui"  "oui"  "oui"…d’Iran du parti de Dieu : le Hezbollah ». Nawar ajoute qu’Artaud traduirait « parti de la merde ». Julien et Nawar disent non à la théocratie iranienne, à ses excroissances, ET non au colonialisme israélien en Palestine dont le « futurrrrr » tourne à « foutu », à « fut », à « fuite » et à « fff ».

 

            Julien Blaine est conscient des proportions entre la terre des Indiens d’Amérique, celle des Syriens, celle des Palestiniens, et son « petit bout de terre dans le pays aixois », cette « basse vallée de l’Arc, hier rivière aujourd’hui égout, au bord de l’étang de Berre, jadis flaque de mer, aujourd’hui liquide de refroidissement pour les centrales électriques et les usines chimiques », tandis que les bruits des voitures et des camions remplacent « les stridulations des sauterelles », que les « frelons asiatiques » viennent « cisailler » les « dernières cigales », que pies et tourterelles prolifèrent et s’entretuent, que l’hiver est devenu « printemps sans fleur », l’automne été, l’été « plus de saison ». Toutes proportions gardées entre les terres, les langues, les textes, Julien Blaine et Nawar Bulbul entretiennent leur jardin de solidarité, d’échanges, de jeu sur la même scène planétaire. Leur contagieuse amitié.

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