Partitions de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

28 févr.
2017

Partitions de Julien Blaine par François Huglo

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Les partitions de Julien Blaine n’obéissent pas à la définition que Bernard Heidsieck donnait à ses Poèmes-partitions « R » : « Ces premiers poèmes (1965), je les ai intitulés Poèmes-partitions par référence, bien entendu, à la musique, où une œuvre qui existe, préalablement en tant que partition, ne vit totalement que lorsque cette partition est exécutée. Il en était ainsi de même pour moi, avec la poésie, dans la mesure où le poème, disposé sur le papier telle une partition simpliste, me fournissait rythmes, intensités, vitesses, ruptures silences, n’existait pleinement, en tant que poème, qu’une fois dit publiquement à haute voix, ou retransmis par un support tel qu’un disque vinyle ou un CD ». La partition blainienne n’est pas « simpliste » : elle ne s’efface pas purement et simplement derrière la performance. Il y a un reste. Blaine trie, recycle, mixe les résidus. Les didascalies prennent une valeur graphique. Comme celle de Bernard Heidsieck, la partition peut donner lieu à d’autres performances, à d’autres interprétations dirait-on par analogie avec l’écriture musicale. Mais elle ne se réduit pas à ce rôle secondaire, n’existe pas moins « pleinement » que la performance. Maniée, remaniée, elle est elle-même performance, poème visuel ou spatial. La main à la plume aussi est chair et os, cor et cri, geste et parole. Les Femen, citées par Jean-Jacques Lebel dans sa préface (25 décembre 2016) ne calligraphiaient-elles pas sur leurs seins ? Ne sont-elles pas, comme Blaine sur la photo figurant sur la même page de Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné, « bien encadrées » par les flics ? Face à la « pulsion de mort théocratique », une pensée incarnée se branche , par tous les sens, sur le vivant, refuse le choix donné au XXIème siècle de « choisir entre l’art de la destruction des monothéistes hystériques et l’art de la construction infantile de Jeff Koons & Cie superflus » (hiver 2014/2015).

 

Le fac simile annoté de Reps Éléphant 306 ou un nouveau bestiaire à l’orphisme éléphantin devient partition pour Julô seul, Richard seul, Julô + Richard, et les éléphants. Les questions humaines enregistrées en vitesse lente deviennent incompréhensibles quand elles sont retransmises en vitesse rapide. À l’inverse les réponses de l’éléphant, écoutées en accéléré, deviennent « onomatopées et interjections pouvant être écrites ». Le vivant précède l’écrit et le suit, entre et sort du livre, arrache des pages, les lit, les surligne au stabilo : soustrait, ajoute, de l’écrit (et du non écrit) à l’écrit (et au non écrit). L’enfant peut lancer aux lettres qu’il trace, comme Julien Blaine aux éléphants : « trompes nouez-vous ! ». Comme à des enfants d’avant et d’après l’écriture, Blaine demande aux éléphants : « Vous rappelez-vous cette comptine :

"Plom !
Un bao bao bab
et
un boa boa bas
sont nos compagnons
et pas nos moutons" ? »

 

Peu importe combien d’anciens lecteurs de Blaine se rappelleront ces lignes, combien de nouveaux les découvriront : le surlignage les redécouvre, la relecture par l’auteur les renouvelle comme les renouvellent toutes les autres lectures . L’enfance de l’éléphant, l’éléphance de l’enfant, jusqu’à leur mort, du drapé du lange (« fascia ») à celui du linceul (« sudario »), réinventent le langage. « Je mourrai en crescendo interrogatif, tant pis, positif ! ». « Positif ! » est barré à l’encre rouge, remplacé à l’écriture manuscrite et noire par « Interrogatif ! Interrogatif ! ».

 

Blaine n’est pas lettriste, triste, triste. Partant de la notation musicale du mi, et de la lettre jamais tout à fait attachée, toujours mi-liée, il coupe l’U noir de rébus et de rebut en deux selon un pli horizontal, et recoud de x ou de I blancs un seul côté de la lettre disjointe, la mi-recoud, avant d’écarter ses bras pour briser sa base (celle de l’ut ?). Soumises à des opérations chirurgicales, les lettres donnent corps à un « scénario pour mon corps ». Ici encore interfèrent le tapuscrit, le manuscrit, et la photocopie. Sur des pages des POëMES MéTAPHYSIQUES, les noms de plantes aromatiques ou d’épices n’éveillent pas les mêmes sensations quand ils sont écrits en espagnol, en français, en italien, ou imprimés, tracés à l’encre, crayonnés. Ceux qui désignent des extraits de feuilles, d’écorces, de fruits, occupent le haut de la page. Sous la ligne qui la divise et figure le sol, sont nommés les racines, bulbes, rhizomes. Le mot Phrase occupe la place d’un feuillage, le mot Lettre celle d’une racine. Mais quelle que soit l’épice désignée par le mot Épices, le mot Charogne compose son sous-sol.

 

Ce dispositif dessus / dessous, celui du bimot, du biface préhistorique, du bestiaire Apollinaire / Dufy, de la photo-légende, du dessin humoristique, de poèmes spatialistes de Pierre Garnier, etc., diffère de la graduation des chutes, de marche en marche de la gare Saint Charles. Le mot CHUTE…, écrit de plus en plus grand du haut en bas de la page, dessine la perspective de l’escalier, jusqu’au mot « chut ! ». La chute des corps et celle du corps sont contrariées, compensées, par l’émergence, la saillie, le bourgeonnement. Le corps qui profère sort de sa cage (thoracique), de son palais, de sa bouche. Il cherche « comment sortir la phrase de sa gangue » (de sa coquille, chrysalide, enveloppe…). Les traces ne font rêver (et vivre) qu’à condition d’en sortir : « Comment sortir la phrase de son empreinte ». De l’écriture à la réécriture et à la lecture, il y a métamorphose, éclosion d’un neuf « nu comme un œuf ». Aux chutes répond la phrase « Écrire-Dire c’est relever » : reconstruire, assaisonner, guérir. Et « accoupler / copuler », depuis que « le dessin-L’Écriture » de la vulve fait « alliance / avec la / terre » où il l’inscrit. Écrire pour sortir du Livre en passant par un livre, un autre, qui se recouvrent, se recoupent. Couper à travers, s’y tailler une issue à coups de ratures, de graffiti. Non « décrypter le texte » mais « l’effacer », sur un mode toupie, terre, planètes. Ou fruit :

« Ainsi le texte se cueille encore vert comme la sorbe
se contemple et se hume
puis se laisse vieillir, mûrir ».

Laissons les journalistes « décrypter » l’actualité. Blaine est à lire live.

 

 

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