Tombeau de Christopher Falzone de Jean-Louis Rambour par François Huglo

Les Parutions

17 mai
2018

Tombeau de Christopher Falzone de Jean-Louis Rambour par François Huglo

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Rien ne ressemble plus à une nécrologie qu’une biographie, et de poème en roman Jean-Louis Rambour n’a cessé de sauter de l’une à l’autre, à cloche-pied sur la frontière entre la vie et la mort. Le poète belge Pierre Tréfois le traitait d’  «  esprit sauteur  » (c’est par ces mots que Max Loreau définissait Jean Dubuffet). Quelques cases de ce jeu de marelle  : Petite Biographie d’Edouard G. (à la mémoire d’un ami ouvrier borgne et taiseux, 1982), Françoise blottie (à une amie qui s’est jetée sous le métro  : «  Tu as fui / en souffrant  », 1990), Théo (à un grand-père mort à Verdun, 1996), Dans la chemise d’Aragon (funérailles  du communisme, roman, 2002), L’Hécatombe des ormes (2005), Faire-part (2013), le Mémo d’Amiens (2014). Citons aussi l’hommage funèbre à Pierre Garnier publié sur remue.net le 10 février 2014  : «  Et c’est peut-être ce qui a manqué à l’enterrement de Pierre  ; de la musique. Il y eut des poèmes, discours et homélie, du chagrin et des sourires mais pas de musique  ». La voici.

 

«  La valse de Ravel a l’odeur des cadavres de 14  », cela pourrait nous ramener à Théo que préfaçait Pierre Garnier. 

 

«  (…) on ne joue plus,
L’Europe éclate sa cervelle.
Celle de Ravel. La valse geint,
les pieds s’engluent, ce serait
ridicule si la chute n’était mortelle.

(…) le pianiste,

Christopher Falzone, a la jeunesse des soldats
et seulement deux jours à vivre  ».

 

Ravel a été dit fou, on a ouvert son crâne «  car la musique certainement / fait perdre la tête  », et le sourire du pianiste Christopher («  Christ offert  ») jouant la valse deux jours avant sa mort pouvait inquiéter les médecins de l’Unité Psychiatrique de l’Hôpital Universitaire de Genève  : sûrement «  l’effet du Risperdal l’antipsychotique les comprimés / vert pâle qui civilisent le génie  ». D’autres noms de neuroleptiques suivront, certains connus du pianiste dès sa jeunesse, où la dépression bipolaire était traitée à l’hôpital de Philadelphie  : Zyprexa, Xeroquel, diazépines, oxazépines, thiazépines. Une «  séduction du néant  », aux confins du Requiem de Ligeti et d’  «  un concert proche de l’inaudible, / inconcevable pour nos oreilles de chair  », volatilise «  nos repères médiocres sur la vie, la mort  » et «  transcende nos notions poreuses  ». Le comprimé bleu est un hétérocycle «  aux sept atomes, dont l’azote  », principal constituant de l’atmosphère terrestre.

 

«  (…) en absorbant ce peu d’azote on croit presque
avaler du ciel, de l’espace, de la liberté,
on est Icare, on monte avec ses ailes de cire,
on est la goutte d’eau au sommet du jet
qui perce le Léman, d’ici, de la fenêtre
seulement inclinable de trois centimètres,
on voit le jet d’eau, c’est la sculpture
de l’échappement, on monte encore, c’est haut,
étourdissant, le bleu très vite donne le vertige
et vite les lèvres peinent à dire l’avenir  ».

 

Christopher Falzone avait commencé l’étude du piano à l’âge de quatre ans. Soliste à huit ans, il avait joué le concerto en la mineur de Grieg  :

 

«  il fait froid dans cette musique, c’est un air glacé
d’aurore boréale avec ses teints de crème
aux colorants chimiques invraisemblables,
une musique dont on emplit les cornets à sorbets.
Et l’enfant aime cela  ».

 

En sa femme elle-même, plus âgée que lui de vingt ans, Christopher voyait son «  rideau de théâtre ouvert sur l’inconnu  ». Et dès ses huit ans, il percevait dans les 17000 auditeurs du Hollywood Bowl «  des yeux qui viennent d’ailleurs, dépassent les individus, passent les montagnes, la lune et le grand néant  ». Le 18 octobre 2013, il veut franchir le parapet du pont Benjamin Franklin à Philadelphie, James Barnett empêche la noyade. Le 11 février 2014, une deuxième tentative échoue et le mène à l’hôpital. Plus tard, deux jours après avoir  triomphé en concert en Suisse, il marchera sur les rails à la rencontre du train, ne sautera dans le fossé qu’au dernier moment. En octobre 2014, il se donnera la mort en se jetant du dixième étage de l’hôpital de Genève. 

 

Quand le musicien, note après note, obtient le «  haut silence  » de la «  masse lourde, odorante  » du public, Rambour décrit la scène avec humour  :

 

«  Dans les cintres Dieu se penche, allume sa Stuyvesant
et retrouve enfin la paix du premier jour  ».

 

Mais les images s’effondrent, la courbe mélodique et rhétorique grince en retombant. Le glissement d’un doigt de femme sur la pomme d’Adam se prolonge sur les veines de marbre d’un Michel Ange. Le phrasé, geste syntaxique, glisse vers l’ironie. La musique se fracasse sur le cri d’un couloir d’hôpital. Humour noir  ?

 

«  (…) Un andante de Bach conviendrait
en fond sonore de la scène, mieux en tout cas
que l’adverbe Demain  ! crié mille fois chaque jour
par un aliéné voisin de couloir pour répondre
à toutes les questions qu’on lui pose ou ne lui pose pas  ».

 

Christopher porte une «  alliance noire. Blanche noire  ». On pense aux touches du piano, «  instrument de deuil  ». On peut aussi se souvenir de ces vers d’un recueil antérieur de Rambour, Le jeune homme salamandre (1999), qui n’est pas sans parenté avec celui-ci  :

 

«  Le malheur c’est que deux mots suffiraient
deux mots sans fatigue un noir un blanc
un poème un silence un puits une tour
mais ils se refusent encore  ».

 

Entre les quarante poèmes de dix-huit vers (sauf le premier, dix-neuf), des peintures de Renaud Allirand rythment le blanc, le noir et le rouge  : os, cellules, intervalles musicaux, barreaux qui emprisonnent, sang qui pulse, qui gicle, rouge qui devient noir. Combien de temps pour mourir  ?

 

«  On ne meurt jamais "sur le coup", jamais,
le millième de seconde existe. Dedans  : la vie,
29 années de vie, trois siècles de répertoire,
des milliers de visages, de lèvres parlantes,
le son des applaudissements, le silence de la lune  ».

 

 

 
  

  

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