Voyages au long cours sur le lac d'Annecy de Jacques Replat par Jean-Paul Gavard-Perret

Les Parutions

22 mars
2016

Voyages au long cours sur le lac d'Annecy de Jacques Replat par Jean-Paul Gavard-Perret

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    La « béance oculaire » chère à Lacan s’inscrit dans le romantisme de Replat selon une modalité particulière.  La nature sauvage mais aussi sa modernité de l’époque (d’où une méditation sur les « railways ») s’offre dans une bizarrerie, un effet de miroir. Dans le « Voyage »  les cimes viennent devant le regard par le royaume du bas. L’auteur arpente les montagnes en traversant le lac en « grimpant » sur leurs reflets lacustres lumineux qui se concentrent sur le plan supérieur des monts comme sur la fente d’une cascade soudain un jeu d’eau en abîme. Le livre de Jacques Replat (né en 1807 à Chambéry et mort à Annecy en 1866) rappelle moins « Le voyage autour de ma chambre » de Xavier de Maistre que les « Rêveries » de Rousseau. Il est plus du domaine du Romantisme que celui de la philosophie. Le paysage inversé semble regarder du fond des âges et des abysses. Si bien que l’auteur devient le passeur d'âmes qui élimine toute la Vanité (en tant que genre pictural) qui pourrait s’inscrire dans le paysage.

    Le tableau de paysage que renvoie le lyrisme intelligent de l’auteur produit ce qui n'est pas de l'ordre du simple point de vue mais ce qui constitue une sorte de mise en rêve du paysage et du rébus qui l'habite par l'œil qui se cherche en lui comme on disait autrefois que l'âme se cherche dans les miroirs.

    C'est pourquoi chez Replat (comme chez les grands romantiques) deux opérations ont lieu en même temps : concentration mais aussi ouverture du champ. Avec en plus un effet de réflexion. L’auteur prouve que le regard s'apprend alors que l'œil butinant et virevoltant reste toujours pressé. Il lui manque le poids de la mélancolie et il se contente de passer d'un reflet à l'autre.

    L’écrivain trop méconnu – et qui est plus qu’un petit maître – a placé le problème du paysage au centre de son travail de méditation poétique. L’extase transcendantale qui s'exprime dans son œuvre semble de nature à traverser la vision du spectateur jusqu'à atteindre un arrière-œil, un au-delà non désignable mais pourtant déjà appréhendé et qui pourrait être le royaume sur une terre que certains romantiques (mais ils ne furent et ne sont pas les seuls) considérèrent comme un exil.

    Les sapins sur le massif des Bauges  ne soulignent plus  un climat hostile (si fréquent dans la peinture  romantique), l’auteur fait des lieux une sorte de « jungle »,  en montre ce qui échappe normalement au regard : la face interne d'une transformation des éléments naturels à forte connotation organique.

    A la révélation romantique plus ou moins féerique  se mêle le désir de rapatrier l'œil dans le regard et la chose dans l'objet évoqué pour témoigner d'une sur-vie dans le paysage de la nature. Ainsi, la circulation organique de la vision, par delà l'expérience du mal et de la mort, réassure l'homme comme si un troisième œil lui était donné - à la manière de ce que proposent certaines cosmogonies asiatiques.

    Dans la poésie paysagère de Replat, par delà les apparences le regard tout entier se fait paysage. Le texte s’impose en tant que labyrinthe oculaire enlacé dans le paysage.  Tel Hundertwasser qui se voulait "une taupe voyante" le poète par ses voyages s'insinue au cœur des éléments afin de les faire communiquer dans une unique et gigantesque métaphore de l'« homo-humus ». C'est en ce sens qu'il faut considérer la traversée des apparences qu'il suggère dans son romantisme original et flamboyant.

    Tel Spinoza s'efforçant de polir avec patience jusqu'à la perfection, dans sa retraite, ses lentilles optiques comme pour mieux affiner les instruments de perception de la nature – Replat  accorde à l’écriture sa valeur d'instrument de rituel, indispensable gage d'un parcours "heureux" dans l’existence.

    En une période de doute mais aussi d’un renouveau « écologique » (souvent plus ou moins suspect quant à ses mises)  le savoyard prouve, par delà le temps, qu'un art de la célébration du paysage est toujours possible à condition de rapatrier l'homme dans sa Demeure (ethos). Re-découvrir le paysage dans le lieu de la poésie en prose (ce qui lui donne peut-être plus de proximité)  revient, comme, à la suite d'un deuil, à se réapproprier sa maison.

    Cette volonté de régénération, le « vieil » auteur la partage avec  le Greenaway de « Drawing by Numbers » ou encore avec Klee qui, en sa "Confession du créateur" insiste parlant à propos du paysage  « d’un cosmos constitué de formes ». Afin de créer le Grand Large et par son voyage sur le lac, Replat  s’est nourri du chiasme  visuel et du paradoxe. Celui-ci permet de découvrir l'homme caché dans un lieu singulier et non reproductible. Représenter le paysage revient à le transformer. Ici la nature n’est plus la même , l’auteur le réinvente à sa main : les cimes sortent des eaux et le poète y marche.

 

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