Deuil pour deuils, extrait par Christophe Stolowicki

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Deuil pour deuils, extrait par Christophe Stolowicki

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Reçus à l’Institut Montsouris, tête de gondole – je ne veux plus qu’on me touche, dit-elle au chirurgien. Il est flanqué d’une étudiante blonde dont le regard indiscret se pose impudemment sur Elle quand elle répond aux questions – je lui balance chaque fois fixement en vain mon tir de barrage.

 

Mon amour s’apprête à me quitter, chacun peut lui parler.

 

Dans sa pudeur à l’épreuve d’un étranglement programmé elle dit blessure, non tumeur ; de lissage les médecins ne disent pas métastase mais extension. L’évidence croît dans son corps tous les matins qu’il lui faudra bientôt partir, peut-être plus tôt que prévu, sous peine d’être entraînée dans un sale engrenage. Une âme charitable courageuse lui procure la fiole. Qui ? Vous voudriez peut-être m’inculper de non-dénonciation d’acte de charité ?

 

Tu n’oses plus jouer, dit-Elle.

 

J’ai peur de mourir dans la tristesse, le désespoir, non l’exaltation, dit-Elle.

 

Rentrant de courses je m’arrête au portail, suspends de l’ouvrir. La maison du bonheur pèse son cent d’années. J’écris avec des pincettes, retarde d’arracher le voile des rimes. Seul suspens dont je sois capable le vrai. Ras conter.

 

Un frelon bourdonne à quelques centimètres de mon visage sans que je puisse me saisir d’un chausson, seule issue le réveil.

 

Le foie commence à prendre beaucoup de place, pourrons-nous encore faire cat ?

 

Elle me montre le fonctionnement du lave-vaisselle, du four, où sont les bijoux, les peurs, les envies, comment affûter les couteaux, les peurs, les envies, comment me déplacer dans la grande maison, seul.

 

Elle aimait le silence, les chants de merle, Monk plays Duke Ellington. Elle aime soi. Elle aime soi pour moi, à en mourir peut-être.

 

Je me suis réveillée et j’ai pensé à me rendormir à mort, dit-elle.

 

Jamais tu n’as été aussi belle (ni mon regard aussi effleurant).

 

Deux enfants du bout du chemin. Au bout du chemin il y a un portail. Au bout du chemin il y a le chemin. Comme est belle et secrète notre vie, et habillée de livres, même ceux que je n’ai pas lus. Le jardin des Finzi-Contini.

 

Maman elle aussi avait des attentions pour moi, des prévenances égarées qui me culpabilisaient.

 

Certains jours un supplice, le lendemain une journée heureuse.

 

Exsudé de tout ce

Blanc je feulai &

Alice sursauta.

Comment, repris-je,

Tu ne te souviens

Pas du grand matou

Blanc ? Tous les

Matins il sautait

Dans ton lit et tu

T’endormais enfin.

 

Elle me montre le poème serré dans son agenda, resté inédit.

 

*

 

Trempé comme un millefeuille d’acier dans le Styx. La coke, la caféine, l’ortédrine de Rodanski, rien ne vaut pour la nuit blanche le clair chagrin. Nuits d’insomnie aussi parce que la crampe menace – aussi monotones qu’un État du déluge.

 

J + 6. Je m’apprête à disperser ses cendres (déjà dit).

 

J’écris dans un État du déluge. Eau froide et langue d’abois à tous les étages.

 

Au fait, avant de partir tu me montreras le programme pour les foulards – et me lessivent les larmes.

 

Elle nous a énoncé une belle ânerie, l’Amie : qu’on meurt seul. Ontologiquement peut-être, elle peut-être, moi sûrement, pas Elle, qui n’a entendu qu’abandon. Et moi, n’y ai-je pas abondé, content de devoir m’éloigner, de parfaire le crime parfait. Abandonnant aux ténèbres extérieures celle que je devais protéger toujours.

 

Elle avale l’antispasmodique à jeun et une heure après, suivant la prescription, après un dernier tour au jardin seule avec Sacha, revient dans la cuisine s’exécuter. J’ai la niaiserie de demander si elle préfère que je m’éloigne ou que je reste ; elle me demande de rester, pour raisons pratiques ; je n’ai pas un mot tendre ; pas un mon pauvre petit chat ma rengaine. Je crains qu’elle se rate, davantage peut-être pour moi que pour elle. Détruisant en quelques minutes des décennies de bonheur.

 

Évacuer tout ça est-il encore de la littérature ? à mon heure dernière ferai-je encore de la littérature ?

 

J’ai encore sa cendre sous les ongles.

 

Elle ne dresse pas de moi un portrait bien flatteur. Moi qui pour Elle eus volé, tué, me serais parjuré (me suis parjuré), n’avais qu’une idée en tête : me tirer de là – abandonner mon compagnon de chambrée à son mauvais sort. Nos années s’effondrent murailles de Jéricho, maison Usher, s’émiettent papier buvard.

 

Morte sinon seule, très mal accompagnée. D’une implacable lucidité.