Caisson de destruction sensorielle de Yoann Sarrat par François Huglo

Les Parutions

30 déc.
2021

Caisson de destruction sensorielle de Yoann Sarrat par François Huglo

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Caisson de destruction sensorielle de Yoann Sarrat

            « Les gens s’habituent à une norme, c’est insupportable », répondait le musicien Frédéric Acquaviva au danseur Yoann Sarrat qui constatait : « pendant les diffusions les gens sont souvent surpris ». Musicien ? Danseur ? Poète ? Le titre du livre qui recueille l’entretien pointe précisément l’intersection entre ces arts : Phonosophie et corporalité compositionnelle : l’art sonore de Frédéric Acquaviva.[1] En ces temps comme en d’autres où prolifère l’épigone, les surprises sont rares. Né en 1989, Yoann Sarrat les cumule, réalise entre elles une synergie encore plus rare. Comment parler du neuf en termes neufs ? Faut-il ramener l’inconnu au connu ? Plutôt l’ajouter. On ne situera donc pas Sarrat entre Guyotat (sur qui il a beaucoup écrit), Artaud, Bataille (celui de Histoire de l’œil), le rimbaldien « dérèglement systématique » (dès le titre du livre), Sade, Lautréamont ET Ducasse, Jarry, les jeux de con du professeur Choron, et Noël Godin, Le Gloupier entarteur (Sarrat est friand de BHL et de Marc Lévy, entre autres). Qu’il y ait de tout ça suffit à faire tout autre chose, hors normes. De quoi nous déshabituer, lecteur, de « ce monde ancien » dont « à la fin tu es las ».

 

            Dans 591 n°9 [2], nous avions rencontré des « Histoires du corps et poèmes dansintestographiques », et dans le n°8 [3] « Histoire(s) du corps [et de la page] blanche. Performance sur papier ». Où des feuilles « veulent se coller à la peau ». Où « Il y a dans chaque corps une page blanche déchirée ou froissée ». Caisson de destruction sensorielle joue avec la performance, se joue d’elle sur la scène de l’écriture. Ni didascalie ni scénario. Comme dans les 120 journées de Sade lues par Barthes[4], « il ne s’agit pas de raconter, mais de raconter que l’on raconte », en un « "irréalisme" concerté », les « impossibilités du référent » étant « tournées en possibilités du discours » (un côté Lichtenberg). Pourtant, le recueil « a existé et existe aussi sous formes de lectures performances ». Mais la performance est dans la lecture qui « réalise » un « irréalisme ». Exemples : « Le texte endommagé-tatoué sur le dos sera lu par un performeur avec une très grosse voix devant une classe d’élèves de 6ème pour faire une dictée : les fautes d’orthographe seront intégrées au texte endommagé qui sera de nouveau tatoué sur le dos par-dessus l’ancien ». Ou : « Chaque seringue raconte une histoire, c’est-à-dire qu’à chaque fois que Sid enlève une seringue de son corps une danse fait son apparition, une histoire de danse et le corps raconte comment le SIDA a envahi, a infecté, etc. ». Ou : « Poème-tattoo suicidaire ». Ou, peut-être en pensant au Potemkine d’Eisenstein : « La performance consiste à pousser du haut des escaliers une femme enceinte et de voir ce qu’il se passe ». Ou : « Dire à son éditeur qu’un copain Tourette qui fait des performances a volé le texte, est entré dans un musée, l’a mis dans l’Urinoir de Duchamp et a pissé dessus ». Ou : « Faire ronger son texte par un cancer de la peau ».  

 

            Michel Valprémy, poète et danseur, professeur de danse classique, dissociait la scène de l’écriture de celle du théâtre : « Le "spectacle" et le "repli". Oui, c’est bien l’articulation principale de mon existence »[5]. Le pansement de Valprémy est un objet d’écriture : « Ton pansement en X, en +, en croix, s’effiloche. C’est sali rouge au milieu, marron foncé au milieu du milieu »[6]. Celui de Sarrat est un acteur de l’écriture et de sa rature : « SVP cachez ce texte raté avec des pansements ». Ou : « Donc, ce qui couvre la peau, pouvait aussi couvrir le texte, c’est ma théorie, pour créer du neuf, tatouage, bouton, piercing, cicatrice, pansement, voici les nouveaux signifiés (…). Le texte doit morfler. Il doit souffrir à cause de sa violence interne qui a des répercussions sur son extériorité. Des mots le blessent qu’il faut panser ». Ou : « monpersonnageveutmapeau, montexteaussi, jelesaisdepuislongtemps (… ) Mais c’est ma peau qui aura mon texte —elle qui a déjà mon personnage ». Les « murs des chiottes sont une interface littéraire d’un genre profondément épidermique », des « morceaux de sous-peau d’humain », car nous sommes « tous coincés au fond du trou ». Et « La poésie doit être faite par Tous / Et par Tout / Et par tous les trous / (…) / Car la poésie doit être faite par tous les signes ». Contrairement à Valprémy, Sarrat ne dissocie pas : « Le dansueur décide maintenant de vivre dans les notes de bas de pages de ce texte. Désormais, il ne fait qu’un avec sa scène bien-aimée, il lui reste à ne faire qu’un avec le texte. Il veut utiliser davantage le texte et ses pages, ses mots, ses lettres, ses signes, pour rentrer à l’intérieur de lui-même ». Le « spectacle » et le « repli » se retournent comme un gant.


1 Al Dante, Les presses du réel, 4ème trimestre 2021
Polisippe & Seine éditions, automne 2021
3 Editions Terracol, automne 2020
4 Sade Fourier Loyola, éditions du Seuil, collection « Tel Quel », 4ème trimestre 1971
5 Michel Valprémy, Compost, Les Contemporains favoris, 2013
6 L’instant crucial ou La mouche du lait, in Michel Valprémy, « Morceaux Choisis », Les Contemporains favoris, 3éme trimestre 1991

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