Revue 591, #9 par François Huglo

Les Parutions

19 oct.
2021

Revue 591, #9 par François Huglo

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Revue 591, #9

 

 

            La revue « apériodique, internationale et nomade » qui succède à 291 (Stieglitz, Duchamp), 391 (Picabia), 491 (Drouin, Tapié), revient en Italie après un périple qui l’a menée, « suivant les contacts et les opportunités » nous dit Jean-François Bory, d’Irlande en Belgique puis en Italie puis en France.

 

            Un bel hommage de Christian Désagulier à Ilse et Pierre Garnier commence par la fin du monde, dont Baudelaire a signalé le déclenchement, et dont les termes renouvelés du poème font reculer le terme « en se chargeant de son expression ». À l’instar du théorème d’Incomplétude de Gödel, une « vague » devient « embrayeur d’écriture sans écriture », et de ce que Jean-Pierre Bobillot appellera une « expérience lisuelle ».

 

            Jean-Yves Bochet nous emmène au cinéma pour une histoire illustrée du « giallo » (un jaune très noir et rouge sang) de 1963 à 1976. Maxime Hortense Pascal s’inquiète de notre éloignement du vivant : la culture de cellules humaines dans des embryons de macaques « entre-t-elle dans les catégories de l’échange » ? Sur des terrains « de moins en moins vagues », des « mots d’ordres de masses et de meutes » répondent aux « hauts-parleurs hygiéniques ». Le pire, peut-être : « on s’endort sur sa langue ».

 

            Des poèmes de Petöcz András sont traduits du hongrois par Yann Caspar. Le poète et la féline y vivent « dans une partie du monde éloignée, sur une planète éloignée ». Des photos se souviennent de l’exposition de Jean-François Bory, « Abracadada au Garage Cosmos » (Londres) : « le comble de l’avant-garde » et « le comble de la dérision des avant-gardes », selon Gérard-Georges Lemaire. Bory, c’est Babel espiègle. On le voit déambulant dans le « Parco dei mostri » de Bomarzo pour un « hommage à André Pieyre de Mandiargues ». Frédéric Acquaviva affiche à Paris et à Londres son manifeste Pour un opéra neuf qui propose un accès direct, par QR code, à sa musique. Il présente « des femmes » : Aude Jessemin , qu’il expose dans un café, Maggy Mauritz et ses hypergraffitis à la bombe aérosol, Loré Lixemberg créatrice de The Voice Party et d’une application, Singlr, permettant « la mise en relation de couples en fonction de leur voix chantée » —« Opera is dead ! Long live opera ! ».

 

            Aux fragments des Paroles de Jérémie de Jérémie Bennequin succèdent les Histoire(s) du corps et poèmes dansintestographiques de Yoann Sarrat, où des piles de (  ) figurent le tuyau intestinal pénétré par « un coloscope-signifiant absolu », et renouent avec le livre de grammaire et français de CM1, intitulé La balle aux mots, qui ouvrait la voie au « texte intestinal » et à « la poésie coprolalique ». Mathias Richard en coach hypnotiseur résume, probablement sans le savoir, l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco Soi-même comme un roi, par ce « mantra d’endormissement au milieu du chaos » : « Je fais ce que je veux, de la manière que je veux. C’est comme ça. Je suis Roi ». Des variations photographiques de Véronique Durousseau prolongent le texte de Baudelaire « Chacun sa chimère » : toujours le même « invincible besoin de marcher » (ou de courir, à pied ou sur roues). En un magnifique texte de 1935, Curzio Malaparte oppose à l’Abyssinie de rêve « genevois » de Piero della Francesca la « véritable » et «sauvage », celle d’Hérodote, où « de cruels Pygmées » mangent des serpents et poussent « des cris de chauves souris » en chassant des grues, « machines de guerre ailées ».

 

            À côté des « joyeux bouchers » de Boris Vian, il faut placer les « 109.Hypertensions » de Sophie Braganti, ses « abattoirs où les bœufs / ils écoutent du Mozart / Mozart le zen des bœufs / mais pas le requiem tout de même ». Une conférence de Jacques Donguy, « Poèsies numériques internationales depuis 1983, poésie en réalité virtuelle depuis 2019 », montre comment les artistes et poètes « s’emparent de chaque nouvelle technologie en la détournant ». Le « Tout sonne faux » de Daniel Pozner multiplie les rencontres à la Ducasse : « Gramophone démoli / Statues lépreuses ». Les lettres de József Biró sont des mobiles immobilisés : sur tige, sur bande, en cage.

 

            Un entretien de Jean-François Bory avec Angera Orsini est traduit en italien par Gigliola Fazzin. La machine à coudre y chante, c’est écrit dessus (en anglais : Singer). Les « new tablets » de Bory, imprimées en français et plus loin en italien, prennent acte d’un nouveau conformisme : trottinette, smartphone, croyance aux fakenews, sauver-la-planète, mais « des autres la faute toujours ce sera » et « le projet final tu seras ». Texte et photos reviennent sur la rencontre du 7 mai 2001, au théâtre Olympia-CDNT, d’un texte de Bory, mis en scène par Sarah Lee, dansé par Sonia Bel Hadj Brahim, joué par Franck Mouget. Visuel et tactile s’y échangent, autour d’un instantané : bras autour du cou et luminosité, vue de Dubrovnik et touffeur de l’air.

 

            Dans le récit, par François Broche qui cite Léon Daudet et Barrès, des funérailles de Victor Hugo, les saturnales populaires contrastent avec l’aigre mesquinerie des gens de lettres (Lockroy le « terrible » gendre, Zola, Leconte de Lisle). On soupçonne quand même les deux auteurs ultra-droitiers d’arrière-plaisirs politiques de dépeindre leurs adversaires de manière si peu flatteuse. Domenico Mennillo retrace l’aventure de la « poésie visuelle et expérimentale », de l’ « art comportemental et environnemental » à Naples, de 1971 à 2021, notamment à travers le groupe du continuum, fondé à la fin des années 60. Toujours en italien et toujours documents photographiques à l’appui, Stefano Taccone analyse la genèse d’un situationnisme napolitain chez Luciano Caruso et Stelio Maria Martini, puis Franco Cipriano le manifeste de Luca Contro l’arte e gli artisti (1971). Textes d’Antonello Tolve sur Tomaso Binga, de Luciano Berti sur la « Galleria Inesistente », de Tomaso Ottonieri sur Paul Madame. Sous le titre « Magnificenza del Terrore », Enzo Moscato rend un hommage scénique à Antonin Artaud. Domenico Mennillo revient sur l’ Abrégé d’Histoire Figurative  (2011-2016). Les partitions de Giovanni Fontana sont écrites pour une « musique qui ne peut être écoutée que dans un espace purement mental ». On songe à Kandinsky (Du spirituel dans l’art), mais aussi à la fameuse lettre de Rimbaud, traduite par Ornella Tajani : « linguaggio universale », « amima per l’anima », « la Poesia (…) sarà avanti ».

 

            Pour Luca Farulli, les photos de Marco Lanza font émerger ce que Benjamin appelait « l’aura » : la capacité d’être regardé donnée à un temps immémorial dans le silence de tout contexte. Au contraire ( ?), présentées par Martha L. Canfield, les machines à écrire et les espadrilles de Miguel Fabruccini renouent avec un fond uruguayen dramatique et militant (Tupamaros) pour lui donner une dimension universelle. 591 danse sur ce fil, avec et contre l’histoire.

 

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