Crâniennes d'Emmanuel Laugier par Anne Malaprade

Les Parutions

10 nov.
2014

Crâniennes d'Emmanuel Laugier par Anne Malaprade

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Qu’est-ce qui préside à l’écriture ? Comment désigner ce qui décide, motive, impulse, ordonne, propose ? Certains invoquent l’inspiration, la Muse, l’invisible, les dieux et les daïmons, nymphes et souffles toujours au-delà, et d’autant plus puissants qu’ils sont invisibles. D’autres identifient l’inconscient, le désir, le corps : l’en deçà, d’autant plus impérieux qu’il est intérieur et tourmenté. Emmanuel Laugier choisit lui un adjectif féminin pluriel — l’étrangeté d’un mystérieux « crâniennes » — pour dire l’origine du poème, cette instance, ce moteur, cette flèche impulsive qui conduisent en l’accompagnant la transcription de l’expérience et de l’émotion. Par-delà l’au-delà et l’en deçà, quelque chose qui n’est pas un idéal, une substance qui n’est pas qu’un organe, éclaire des circonstances qui, transcrites, pourront devenir poèmes. « Crâne-déclic » en quelque sorte, aurait proposé Dominique Fourcade.

Donc ça part de là-haut mais c’est encore en nous, ça émane du corps, ça fonctionne à partir d’un lieu posté au-dedans et en même temps insituable. C’est proche du crâne mais ce n’est pas dans la boîte (noire ?) crânienne. C’est dans la tête et cependant ça se diffuse hors du cerveau, ça se matérialise en mots déposés sur la page : ça marque, ça fait emprunte, ça archive. Ça pense en créant, ça entrebâille jusqu’à l’ouverture, ça travaille, ça distend, ça met du jeu dans le silence, ça fait en sorte que les mots surviennent comme des éboulis maîtrisés. A chaque fois, l’impression de lire une petite avalanche, un incident non accidenté, justement maîtrisé par la verticalité d’une langue versifiée. Crâniennes, en plus d’être le titre d’un ensemble qui couvre neuf ans d’écriture (« janvier 2003-décembre 2012 »), apparaît ainsi comme un motif sonore et musical qui, très régulièrement, dirige l’écriture, lui donne une possibilité orientée — décision, destination — qui le plus souvent devient chance. « Crâniennes » amorce le poème, et met en mouvement la parole : le plus souvent ce premier mot veille sur ceux qui suivent et ne se ressemblent pas. C’est donc une antienne verbale, chantée peut-être, murmurée sans aucun doute, un titre et une enseigne, un trésor et une formule magique, qui donnent au livre son esprit, sa grâce et sa tenue. C’est encore un signe (clin ou coup d’œil ?) qui éveille l’écriture, un mot du corps qui ouvre tous les autres corps, un arrière-plan qui, progressivement, dessine des paysages mentaux, esquisse des scènes mémorielles. Mystérieuses « crâniennes » qui allongent et ponctuent le temps — « le présent se défenestre » —, énigmatiques « crâniennes » qui proposent des réserves temporelles et spatiales, comme des arrêts sur images : femmes, fleurs, impressions, terres, paysages sentimentaux. Elles sont autant de graines qui donnent naissance à ces fleurs de pavot dont les poèmes esquissent les lignes claires et entêtantes : « le lendemain : crâniennes/a visité selon/le tour de la fleur du crâne:/le mot pavot/a précipité le sommeil […] ». Fleur, mot, crâne, pavot : les poèmes suscitent, à partir d’un lieu-dit — ce « crâniennes » hors de tout lieu, sinon du corps imaginé imaginaire — des frôlement d’images et de mots, des revers sonores et colorés. Tout est là, net. Un monde concentré se déplie à partir d’un désir prolongé par le tracé d’une main. Surprise : la folie du jour versifiée se révèle étrangement douce et continue après ces tempêtes sous un crâne.

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