Demain je meurs de Christian Prigent par Jacques Demarcq

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03 mars
2007

Demain je meurs de Christian Prigent par Jacques Demarcq

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La différence entre un (bon) polar et un Prigent, c'est qu'on ne tombe pas immédiatement dans le crime, mais dans le style. Exemple, première page :

toi qui prévoyais randonnée cycliste parmi la nature avec la trempette en iode chez les crabes au bout du parcours.

Remarque : « chez les crabes » n'est pas simplement une métonymie, peu banale au reste, pour désigner « la mer » ; c'est surtout une façon de dire qu'on n'est pas peinard dans son bain, qu'il y a de l'autre qui pourrait s'intéresser à vos actes, et déjà vous charcute les neurones. Bref, un brin d'angoisse, et la faucille de l'humour pour tenter d'y couper court. Avec le martèlement (pas systématique) du rythme en 5 pour bien marquer que le cœur bat de travers : toi qui prévoyais / randonnée cycliste / parmi la nature / avec la trempette / en iode chez les crabes / au bout du parcours.
Marteau, faucille, bicyclette et crabe : c'est presque un condensé du livre. Le crabe en l'occurrence, c'est le père au communisme têtu, qui se bat contre les guerres coloniales, mais - Khrouchtchev dénonçant Staline puis massacrant les Hongrois - qui ne démord pas de son orthodoxie, règne en élu trop occupé du peuple sur le panier domestique, et pince de ses silences les incartades idéologiques du fiston. Le vélo, c'est ce qu'emprunte ce dernier pour aller voir, quarante ans plus tard, le père mourant à l'hôpital ; mais aussi la narration pour arriver à cette dernière étape (et chapitre), après un tour des souffrances avec de l'ironie en barre dans la musette, pour tenir. Au bord de la route, une foule de personnages, dont Blavet, mutin de la mer Noire en 1919, devenu chiffonnier avec chèvres et roulotte : il porte un regard narquois sur le saint laïque - vision proche de celle du narrateur, mais autorisée par une vie sans concession.

Stop. Le webmaster me dit qu'au-delà de 10 lignes le visiteur moyen ne lit plus. Tant pis : je poursuis pour les pas moyens.

Bref, un roman. Et familial. L'avant-gardiste Prigent pédalerait-il dans la convention ? J'ai parlé du style. Mais c'est oublier que l'histoire du « monde réel » (dixit Aragon) d'une part, les fantasmagories familiales ou amoureuses de l'autre, et leur méli-mélo chaotique, sont depuis longtemps les sujets de Prigent - un écrivain majeur, on le sait, recreuse les mêmes sillons. åuf-glotte déjà (1979) proposait une écoute des parents au travers d'un mur déformant. Commencement (1989) évoque les débuts d'un couple marié. Ont suivi Une phrase pour ma mère (1996) puis Grand-mère Quéquette (2003). La figure du père se faisait attendre. La plus difficile évidemment.
C'était un intellectuel, engagé mais honnête : gare à pas se tromper sous prétexte de ses erreurs ! La principale étant son attitude envers sa descendance, qu'il rêvait à l'identique. Réponse : pour se différencier le roman le reprénomme « Aimé ». S'ensuivent un dérèglement de compte et le détournement du récit en conte parfaitement fantastique et complètement réaliste. Ce mélange des genres aboutissant à un carnaval d'émotions n'est pas nouveau dans la prose de Prigent. Il est simplement mieux maîtrisé, du fait en partie d'aborder une histoire dont le versant collectif est plus facile à partager. Qui n'a jamais ou peu lu Prigent ferait bien de (re)commencer par ce livre.
La poursuite d'une démarche favorise l'innovation. Une solide continuité narrative découpée en chapitres vifs permet l'insertion de davantage d'éléments décalés que dans les livres précédents : chansonnettes faussement puériles, (f)utiles flashs d'information en encadré, parodiques quatrains aragonesques en alexandrins célébrant l'héroïsme militant. L'avant-dernier chapitre, qui évoque la dispersion des cendres du père depuis une falaise, récupère des procédés de la poésie visuelle pour décrire le paysage. Exemple :

> identité ? - Fulmar est mon nom. Je rase les flots pour quêter pitance les pattes dans l'écume pour que ça fulmine selon sens des flèches.

Où l'on retrouve le style. Différence avec le crime ? Aussi mince qu'essentielle. Le style, c'est ce qui sous-tend son dire d'un vaut mieux ça... que crime ou folie. Joyce et Kafka l'avaient déjà suggéré. Ce sont là deux, parmi plusieurs, des autres pères de Prigent.

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