Henri Abril, Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid par René Noël

Les Parutions

30 nov.
2020

Henri Abril, Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid par René Noël

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Henri Abril, Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid

Embarquement de la dévotion

 

Noé n'a-t-il pas tendance à se reposer sur ses lauriers, ne doit-il pas revoir discours et méthodes quant à la logistique d'un énième déluge imminent ? Question de géométrie et d'algèbre, il ne s'agit peut-être plus de se rassembler, de dresser un inventaire, de monter à bord et d'attendre la prochaine donne du hasard, de l'évolution, mais d'agir d'après des formes d'organisation de l'espace-temps autres que les strictes lois de causalité. La poésie de Henri Abril se tient là, dans cet espace nouveau qu'il arpente et prépare depuis son enfance, dans cette étendue où s'écrivent déjà les poèmes de syllabaire : si l'aube. Le seul fait de voir l'ici, les migrations des lexiques, des langues, des coutumes, des corps, des morphologies, des gestes, des astuces et des inventions qu'elles soient ignorées, calomniées, forcloses, métamorphoses de notre temps effacées seconde après seconde par les tenants d'un chaos basé sur l'amnésie aux antipodes de toutes espèces de vie, des cellules, des atomes, déplace les frontières, les limites, les rythmes, les proportions.

Henri Abril n'a jamais écrit et agi autrement qu'en poète acteur et membre d'une humanité, d'un peuple de poètes, non pas exotique, fantasmatique, mais si réel et charnel, " J'ai kiffé les très vieux Juifs de Dadelsen, / leurs yeux rivés à de jeunes tétons kosher, / c'était si loin du théâtre des apparences / où le fils prodigue revient sur scène / avec les inflexions de la Joie-souffrance ", que sa mise à l'écart, qui ne serait pas infamante en soi si cette relégation ne se faisait pas au seul profit de la survivance, a tout du trait logé dans l'œil, de la macula qui tout à coup fait croire au béotien qui ignore qu'il ne s'agit que de quelques microns qui ombrent, ennuagent, parcourent sa rétine, qu'il a des visions du monde, tire les cartes, prédit et pressent, détrompé bientôt, se croyant dès lors floué et humilié par l'anatomie de son iris, tyrannisé par sa pupille, jetant alors par-dessus bord toutes imaginations, rêves et utopies.

Loin d'être à part " Que restait-il dans les poches / quand on eut brûlé tous ses manuscrits : / un dentier, des pensées noir d'ébène, / toute la panoplie d'un savoir / plus désuet que les bolges d'Alighieri ", les poètes sont les témoins les plus visibles de leur temps et de l'humanité, leur matériau étant l'histoire et la langue, des résignations, des déceptions : " Il était entré dans le nouveau millénaire / comme on choit d'une existence parallèle, / mais depuis ce matin, tombé du lit, il sait / n'avoir été que la version juxtalinéaire / d'un Ulysse amputé de son Odyssée ", et de l'enthousiasme à peindre ce tragique même. Peu adepte de la versatilité consistant à brûler ce que l'on adoré hier, Henri Abril ne cesse de tenir le pas gagné, la poésie fédère les échanges - élargis jusqu'aux terres embarquées, mottes, glaise, argile préparant les continents neufs de l'après déluge à venir - et les faits notoires, tellement concrets, des migrations plurimillénaires initiées bien avant les préhistoires de la Sibérie à Ouessant et Cadix, de Grenade à Buenuos Aires, le poète compose, musicien, l'image-mouvement de l'Eurasie, espace revendiqué de sa poésie. Il rectifie ce faisant les perspectives, la poésie n'étant à ses yeux ni une voie de garage, de paix des ménages (" en poésie, c'est toujours la guerre " écrit Ossip Mandelstam) ni une chambre de compensation des dommages subis par les corps et les âmes fusillés et exterminés, minute de silence officielle consentie à regrets par les vivants du moment, mais vue directe et immédiate de l'universel reportage de Mallarmé à propos de l'état du monde, des liens entre humains, idiomes, langues, les cultures se modifiant mutuellement.

Les quintils ne sont-ils pas les devenirs des quatrains et tercets écrits par nombre de poètes, dont Mandelstam que Henri Abril traduit, écrivant lui-même à cette occasion en français des poèmes de trois et quatre vers rimés à l'exemple de Mandelstam pratiquant la rime couramment ? Les quintils des pages de gauche rimés le plus souvent selon le schéma a b c a b, faits de vers de douze, onze, dix syllabes selon les façons de compter, le cinquième vers figure l'impair apte à sortir des cercles des symétries, du pair, à sortir des répétitions, tandis que la fécondation de l'impair par le pair construit et stabilise un manque de constance favorisant l'inaboutissement et la désagrégation de l'expérience. Ainsi, le livre ajoute à ces chimies du pair et de l'impair, réalités concrètes des espèces naturelles trouvant dans ces alliances de contraires le moyen d'influer sur le cours de leurs substances, de leurs milieux, de leurs positions par rapport à ces derniers, de leurs propres transformations, pouvant être lu de trois façons. Chaque page faite de deux poèmes - l'un d'eux parfois penché sur la page vers le haut ou le bas, notant ce changement de cap, un déséquilibre - pouvant être lus de gauche à droite, le lecteur peut lire les deux poèmes du haut, puis ceux du bas, toujours de gauche à droite, ou lus verticalement selon l'usage habituel, ou au hasard, ainsi que l'on procède pour lire le Yi-King. Horizontalement, les poèmes se répondent souvent, un paradoxe répondant à l'énigme qui s'éclaire, verticalement, la matérialité des poèmes des pages de gauche a pour vis-vis des saluts à des poètes familiers sur la page de droite. Cette forme de composition et de lecture concourt à inscrire dans le carré fait de quatre quintils et grâce à ces trois formes d'interprétation, des poèmes selon l'axe de lecture choisi de ce livre, le fini et l'infini matérialisés, initiés par le noir et le blanc et perpétués par les lectures plurielles et différentes, diversifiant les significations des vers. Reste à lire, relire ce livre permettant à de nouvelles dévotions d'émerger.

 

 

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