La cinquième feuille de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

04 nov.
2020

La cinquième feuille de Julien Blaine par François Huglo

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La cinquième feuille de Julien Blaine

 

            « In principio erat vulva », n’a pas écrit Jean l’évangéliste. La « bouche d’ombre » de Victor Hugo associe peut-être verbe et vulve, le tableau de Courbet « l’origine du monde » est plus explicite encore et Julien Blaine lui a rendu hommage en le traduisant en pommes de terre. Le plan de La cinquième feuille dessine, de part et d’autre de la fente centrale, de l’axe (« La cinquième feuille, le corpus »), des doubles parenthèses qui peuvent figurer les grandes et petites lèvres : d’un côté l’introduction, plan de l’ouvrage, par Giles Suzanne, et le résumé en guise de préface par Julien Blaine, de l’autre la postface par le même « pour continuer, parmi les textes premiers », et de « petites précisions fugitives ».

            Il s’agit, dit Gilles Suzanne, de rouvrir un « grimoire », celui d’une « spéléopoésie ». Initiés par huit numéros publiés chaque 1er avril entre 2001 et 2007, les Cahiers de la 5ème feuille ne cherchent pas d’universaux, de valeurs transcendantes, mais « les conditions d’une langue inédite, d’une langue prochaine », et offrent des partitions au performeur. Dès 1964, Le livre proposait une alternative à la genèse judaïque, chrétienne ou islamique, et la première partie du présent ouvrage (du corpus central) rassemble « l’essentiel de deux catalogues : Du sorcier de V. au magicien de M. Ou l’avant-veille (1992/1997) et La cinquième feuille, exercice artistique vers des retrouvailles rituelles. La vulve ou la veille ».

            L’ « animisme contemporain » de Julien Blaine s’est développé dans les numéros 8 à 22 de la revue Art Présence à travers un « abécédaire illustré » à propos du passage « de la vie à l’objet » et « de l’objet à la vie », qui implique un fétichisme. La perspective de résurrection d’une langue commune aux hommes et aux animaux s’ouvrait dans les dialogues éléphantins de 1962, 1964 et 1966. Et lors d’un séisme au Mexique, Julien Blaine imagina « la terre comme un être vivant » que la poésie intègrerait dans la langue, à la manière du Golem découvert à Prague, de Tanit rencontrée en Tunisie, ou des poupées Cachina Koyemsi des hopis. Peu à peu se dégageait la « principale découverte » : aux « quatre significations courantes » de l’ovale ou de l’ellipse : la feuille, la plume, le poisson, l’œil, renvoyant chez les chrétiens respectivement à l’arbre de vie, à l’évangéliste, au Sauveur et au regard de Dieu, il ajoutait une cinquième, la vulve, qui devenait ainsi « l’une des origines de l’écriture », dont il ne cessa d’explorer les traces. Pour lui, « les avant-gardes poétiques sont autant d’animismes qui prolifèrent dans la langue ».

            Julien Blaine tire des graphèmes qui, d’un alphabet à l’autre, ressemblent à des vulves, un Abécédaire érotique muni de sa première application, retrouve les cinq feuilles « dans les empreintes en négatif de mains aurignaciennes », et de grotte en grotte poursuit l’édification d’ « une histoire des vulves qui soit une histoire des cultures animistes », ou plutôt d’ « une poésie vitaliste », qu’il affronte « à toutes les formes de rationalisation (politique, religieuse, économique, médiatique…) de la langue ». Premier axiome de son éthique : « De tout la langue peut faire sa nature ». Deuxième axiome : « De l’animal tu feras ton âme » (critique de « l’universalité de l’homme »). L’ « hospitalité inconditionnelle » du « cham’âne », de l’ « ân’artiste », qui fait « de l’animal son âme », peut rappeler le Rimbaud d’une fameuse lettre : le poète est « chargé de l’humanité, des animaux même ». Troisième axiome : « Tout ce qui est est en soi comme il est une chose autre ». D’où le quatrième : « Ce qui se conçoit en soi, peut exister en s’enveloppant sur autre chose que soi ». Le corps devient le « premier plan d’immanence de la langue ».

            Le résumé-préface de Julien Blaine et le corpus central permettent de zoomer sur quelques scènes ou plans évoqués dans l’introduction de Gilles Suzanne, de s’enfoncer dans l’archive, la doc, d’en admirer les très riches heures. Le voyage au centre de la terre de Julien Blaine révèle une « jeune vulve » qui « mouille du feu » et continuera à « jouir pour personne » quand « l’homme sera éteint depuis belle lurette ». Elle gardera « MÉmoiRE / moiMÈRE », mais pour qui ? Feu et eau se répondent, en un « son-tumulte similaire », entre houle et lave. Entendue par l’enfant à naître, la circulation du sang maternel produit un boucan comparable.

            Le Golem est un Adam d’argile avant le souffle divin. Le nom sacré qui donne vie est enfoui sous sa langue. « La planète terre est un immense Golem ou Koyem ». Les Kachina, poupées rituelles des indiens Hopi et Zuni, c’est « Duchamp / expliqué / aux enfants » : roue de bicyclette, pelle, bouche-lavabo, sont « les Kachina modernes et occidentales ». De même que l’arc-en-ciel décompose la lumière, les lettres sont décomposées en lignes élémentaires : la brisée « appartient au feu dont le geste est la foudre », la courbe « à la terre cette sphère tournoyante en révolution », le cercle à l’eau et la spirale à l’air (on retrouve ces lignes élémentaires tracées dans les Partitions blainiennes). La Pythie respirait « le souffle (pneuma) qui émanait par une crevasse du sein de la terre ».

            L’ayin (« La révolte individuelle en réponse à l’écrasement de la vie matérielle ») et le noun (« la vie universelle qui passe d’une individualité aux autres ») deviennent l’alpha et l’oméga, puis le Y, le J, le I. En amont, de « nombreux calendriers aurignaciens » révèlent « la correspondance entre / le cycle oestral et les phases de la lune ». La représentation de la vulve fait « alliance / avec la / terre ». N’est-elle pas dessinée « quand la rivière et son affluent / se rejoignent » ? Dessinée par la bouche de l’âne ? Le Y, c’est l’immanence de l’il y a, du lieu où tout a lieu : « Y être Y rester Y vivre Y mourir ». L’exploration blainienne, de l’écriture manuelle plate des grottes à l’écriture manuelle en relief sur galets de l’Azilien, retrouve la vulve jusque dans la jonction de l’index et du majeur annonçant la bonne nouvelle sur les images chrétiennes. Angélique bénédiction de la « vulve digitale » !

            L’animisme, cet humanisme, « ne peut s’exercer, se pratiquer qu’avec les fétiches ». D’où le précepte : « Priez vos pages préférées », le texte imprimé qui vous imprime et vous transforme en livre ! En projectile : un pavé « contre la n.i.c. et le r.o.m. » (la Nouvelle Inquisition Civile et le Retour à l’Ordre Moral). Inutile, ici, de faire un dessin.

 

 

 

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