Le livre de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

20 avril
2019

Le livre de Julien Blaine par François Huglo

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En 1984 Guyotat publiait Le Livre. Sans majuscule Julien Blaine avait édité Le livre dans la revue Ailleurs n°6 en mars 1965. Ce n’est pas une parodie de la Bible, comme le feuilleton de Cavanna Les aventures de Dieu, d’abord paru dans Hara-Kiri mensuel. Plutôt un mythe rival, récit fantastique mais intégralement matérialiste de la genèse géologique, préhistorique (antérieure au néolithique), de celle de l’écriture et de la lecture : « Alors Kaïss se pencha sur l’écorce et dans les traces creuses de la face résineuse, apprit les signes et la lecture ; ces sillons » (Blaine pansémioticien, déjà). De la domestication du feu : « Il posa le feu à l’intérieur de la plus grande caverne et la lumière éclata, les flammes et la fumée dessinèrent sur les parois l’ombre immense de Mouetter ». Du cri : « Quand Dossé lançait cette éternelle plainte elle couvrait la voix du volcan, elle dominait le feu, elle devenait sa partenaire, sa charmeuse, tête en arrière sa joie "plaisir-pouvoir-lancer-plainte"dominait le feu ». De sa modulation : « Alors Imon changea son cri et apprit à se faire comprendre de toute la ruchée en imitant le vent, les lèvres à peine entreouvertes elle laissait échapper une très longue haleine ». Des voyelles, des consonnes, par onomatopées : « Eptmo ne parlait toujours pas mais il apprit à la ruchée les sept onomatopées qui permettaient aux calcairiens et aux calcairoises de communiquer en sauvegardant l’émerveillement. // klla, kllo, kllé ( avec des "l"liquides) : manger "a"du végétal, "o"de la glaiséenne, "é"du minéral. Ffff fff ff (sifflant) : boire. Hahhh hahhhhhh : copuler. io : pour exprimer son accord. iu : pour exprimer son désaccord. iaaam : pour exprimer son extase. frrrgk : cri des colères, plainte, murmure des agonies ».

 

Le lecteur de Victor Hugo se souviendra des Travailleurs de la mer à cause du poulpe que Julien Blaine considèrera toujours comme un frère, mais aussi de Dieu où l’histoire des religions est figurée par le cirque de Gavarnie creusé par l’érosion : archive minérale autour d’un vide central, d’une chute goutte à goutte. De La fin de Satan : chute éternelle et « plume échappée de l’aile de l’archange », qui deviendra « l’ange Liberté » (Les chutes, Blaine les connaît physiquement : celles des escaliers de la gare Saint Charles, dont il se relèvera et s’envolera par un « chut ! »). De Quatre vingt-treize, dont la composition par paragraphes-images et paragraphes-dialogues rappelle souvent la bande dessinée. Le livre de Julien Blaine, publié dans des pages divisées en 6 cases, était lui aussi un album de textes. Épopée de la liberté chez Hugo, chez Blaine hantise de devenir mort-vivant, sort réservé à ceux qui n’aiment et languissent. Mort-vivant comme dans la prophétie d’Ezechiel jouant les Frankenstein, citée en « AVERTiSSéMENT » (octobre 2018) : « Je prophétisai comme il m’en avait donné l’ordre, et l’esprit vint en eux, ils reprirent vie et se mirent debout sur leurs pieds : grande et immense armée ». Blaine ajoute : « ramener à la vie des cadavres pour fabriquer une armée redoutable et sanguinaire / comme nous pouvons le vérifier au cours de leur 6 millénaires ! ».

 

            Les griffes de Leïkina emportent les vivants les plus brillants et les marquent de son signe, mais les morts deviennent végétaux, ampélidacées plus exactement, absorbés par la vigne dont le jus donne aux vivants connaissance et visions : le minéral retrouvé ! Comme la plume de l’ange hugolien, le personnage de Blaine est un Icare qui ne s’écrase pas : « Le rythme de cette vie aurait pu demeurer, mais une obscurité il escalada Cyprèsséant et se jeta dans le vide, il rencontra Mouetter et fut son magicien, il recevait dans la caverne nombre de membres de la ruchée ». Pour y inventer le dessin, la sculpture, l’écriture : « elle dessinait dans la caverne l’image de Mouetter, elle sculptait un Poulpo de pierre dont le regard était tourné vers l’eau, elle dressait un grand mur noir où elle inscrivait les ordres de Leïkina ».  Poulpo est féminin : « Poulpo, vague, lame, pose plus absorbante ventouse extrême pointe seins de nos génitures féminines. / Sur les seins de nos calcairoises. Poulpo au creux crache un ciel noir ». Cypresséant est végétal et lumière,  « Mouetter de l’air, feu, frappe yeux morts, lumière tienne plonge bec dans ventres tristes. Mouetter, l’espace, flambe, son corps devient braise », Leïkina haïe, « pourrie, blanchie ».  Genèse d’une poésie physique (en chair et en os) et élémentaire.

 

            Le livre de 1965 devenu livre en 2019 peut être croisé avec le Petit précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle de 2019, synthèse d’un travail sur la préhistoire de 1992 à 2000. On peut aussi penser à « ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, des petits morceaux de papier qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient » : pour Proust « tout Combray » sorti de sa tasse de thé, pour Blaine toute une œuvre, et des plus fécondes, développant cette bible miniature écrite à vingt ans. On peut enfin rapprocher ce volume de Poésie sur place de Christian Prigent, même éditeur et même collection, même mise en perspective réjouissante, tonique, contagieuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

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